Voir disparaître
Une lecture du cinéma de Sébastien Pilote

Thomas Carrier-Lafleur.
Gracieuseté de l’éditeur. Crédit : @ Sophie Benoit

RECENSION.
[ Essai-Cinéma ]

★★★★

texte
Pierre Pageau

« Regardons…

regarder le monde… »

   Voir disparaitre : voilà bien un titre à la fois poétique et énigmatique. D’être poétique, cela est particulièrement justifié puisque l’œuvre de Sébastien Pilote l’est. Le caractère énigmatique, lui, peut nuire au lecteur; mais on constate que l’éditeur a fait ajouter la périphrase : « Une lecture du cinéma de Sébastien Pilote .» L’auteur, Thomas Carrier-Lafleur, est un universitaire et son approche des films de Pilote en témoigne. Une grille structurale est parfois pleinement justifiée, en particulier lorsqu’il analyse Le démantèlement. Puisque ce film a une structure très formelle, du type AB BA (pour l’arrivée d’une première fille, le premier A, puis la seconde fille, le second A).

Illustration de Jean (Ivan) Lébédeff sur Maria Chapdelaine.
Edition française.
Collection privée : Pierre Pageau.

Pour Thomas cette structure en miroir « représente le véritable sujet du film ». Donc, à certains moments, l’auteur utilise des grilles universitaires, se référant aussi bien à Deleuze que Lévinas. Mais la plupart du temps, il sait aussi comment se référer à des éléments précis de mise en scène ; ce qu’il nomme de la « microlecture ». Cette microlecture sera appliquée aux quatre longs métrages de Pilote. On peut regretter que son merveilleux court métrage Dust Bowl Ha! Ha ! (2007) n’y soit pas. Ce court contient déjà les recherches, à la fois esthétiques et éthiques, qui seront bien celles de ses longs métrages. Sans oublier que ce film démontrait déjà clairement la volonté du cinéaste de révéler son coin de pays, le Saguenay-Lac Saint-Jean. Le livre de Carrier-Lafleur insiste pour nous dire que le projet d’adapter Maria Chapdelaine est très ancien et que l’on peut lire les films qui précèdent à l’aune de celui-ci. Ce film serait donc comme l’alpha et l’oméga de l’œuvre de Pilote.

Voir disparaître porte sur des films et non des livres, Thomas Carrier sait bien qu’il faut donc parler du travail de la caméra, de la bande sonore, de la direction des comédiens, etc. Le titre du livre fait bien référence au regard, élément capital d’écriture de tout film. Le chapitre sur Le vendeur s’ouvre avec une citation de Sébastien Pilote qui dit que le film c’est « … nous qui regardons le vendeur regarder le monde ». Déjà, avec ce premier long métrage, fort réussi, le réalisateur se définit comme un metteur en scène classique, ce que l’on nomme le « cinéma classique hollywoodien ». Ce livre tient donc bien compte de la nature d’une écriture filmique qui se veut accessible, comme celle d’un John Ford, souvent cité. Or, ce grand maître du cinéma, de l’écriture invisible, est en fait peu connu du public. Ford mérite pourtant tous les éloges possibles ; or, Sébastien, lui, s’en sert comme référent. De plus, il ne faut pas oublier aussi que John Ford a été l’homme d’un seul livre de chevet : la Bible ; alors toutes les références bibliques dans les films de Pilote (surtout dans Le démantèlement) sont probablement des prolongements d’une affection et d’un respect pour ce cinéaste américain. La procession dans Le démantèlement, très western, est très biblique et (voir illustration, p. 60) témoigne bien de cela.

Collection privée : Pierre Pageau.

Sébastien Pilote, le Prince du Royaume du Saguenay, se révèle en fait aussi le Prince du Royaume du Québec. Ainsi lorsque l’auteur Carrier-Lafleur relève, avec justesse, l’importance du thème du « rester » ou « partir », on sait bien que cela représente une thématique qui traverse toute notre histoire, psychologique et culturelle. Jacques Languirand, dans la préface de sa pièce de théâtre Klondyke (1963), avait posé ce thème, qui peut s’exprimer comme celui du rapport entre le sédentaire et le nomade. Dans Maria Chapdelaine Pilote oppose, à sa façon, Eutrope et Lorenzo, donc entre « rester, Eutrope, ou partir, Lorenzo ». Eutrope, comme le dit si bien Carrier-Lafleur, « est le seul personnage qui accepte le monde tel qu’il est » ; à sa façon, à la façon de Pilote en tout cas, Eutrope est proche de Maria. Lorenzo, lui, ne jure que par les États-Unis ; il rêve d’amener Maria à Boston. « Rester ou partir », est l’équivalent, pour reprendre le titre de l’ouvrage, d’un « survivre ou disparaître ». Dans son troisième long métrage déjà il y a bien le mot « disparition » (La disparition des lucioles) ; encore ici, avant même qu’il tourne Maria Chapdelaine, Pilote tenait à illustrer ce thème. Mais, comme le note bien Thomas Carrier-Lafleur il y a toujours une ambiguïté, sur la nature ou la volonté de cette « disparition ». Le mot ambiguïté, ce concept, est au cœur de l’œuvre de Pilote. Probablement plus dans Maria Chapdelaine qu’ailleurs : Est-ce que Maria va vouloir se marier ? si oui avec quelqu’un de son milieu pour devenir une bonne mère de famille ? ou pour marier quelqu’un qui l’amènera ailleurs ?  La « partance », comme l’indique le titre du quatrième et dernier chapitre du film préoccupe Maria, mais clairement Pilote d’abord. Le dernier plan du film nous laisse sur une interrogation, sur une ambiguïté, et cela en fait un film encore plus riche. Cette ambiguïté est partout, dès Le vendeur : de la mort (?) de François Paradis, ou celle de Maryse (la fille du vendeur) et son fils Antoine il y a bien du tragique, mais pour le spectateur (dirigé par la mise en scène de Pilote) il va demeurer du positif et le film, à sa façon, se termine bien. Donc, partout, et toujours, pour Sébastien Pilote : « La seule morale du cinéma est celle de l’ambiguïté » (p. 40).

Collection privée : Pierre Pageau.

Dans Maria Chapdelaine, la Maison de Samuel Chapdelaine est au centre de l’image, du cadre (voir ill. p. 96). Thomas Carrier-Lafleur se réfère, avec pertinence, à la pensée de Gaston Bachelard (dans La Poétique de l’espace principalement) pour bien comprendre l’importance de la Maison dans l’imaginaire. Il s’agit donc d’abord d’un lieu bien réel, souvent celui de l’enfance, mais c’est aussi un lieu rêvé, un lieu de protection et de rassemblement. De plus Sébastien Pilote, avec son caméraman Michel La Veaux, a décidé de situer cette maison (en fait avec une grange attenante) en plein CENTRE de l’image, de la forêt qui l’entoure. La maison de Samuel Chapdelaine, et son épouse Laura, sera donc un lieu à la fois symbolique et dramatique. Tout ceci est bien compris, analysé, expliqué par Thomas Carrier. D’autre part, cette imagerie je l’ai aussi retrouvée dans un exemplaire de Maria Chapdelaine que j’ai à la maison : celui de la Librairie Arthème Fayard, de 1928/1939, avec « 29 bois originaux de Jean Lébédeff ». Ces dessins vont dans le même sens que le travail de cadrage et de caméra du film ; l’imagerie de Lébédeff rejoint celle du tandem La Veaux/Pilote.

Un aspect très important, et réussi, de ce livre, est le lien de confiance et d’amitié de l’auteur avec le réalisateur Pilote de telle sorte que son approche, en partie universitaire, sait profiter de son accès aux scénarios du réalisateur. En effet, à de nombreuses reprises, et en particulier pour Maria Chapdelaine, Thomas Carrier cite directement l’écriture des scénarios, en principe un document personnel. Et il est utile de savoir, qu’au point de départ, ce livre devait être un long entretien entre Sébastien Pilote et Thomas Carrier-Lafleur, une sorte de Hitchcock/Truffaut. Ce qui fait que tout au long de cet essai nous avons droit à de nombreuses réflexions de celui-ci sur le cinéma. Sébastien Pilote est, de toute évidence, un grand lecteur et cinéphile; il va se référer souvent, par exemple, à John Ford ou Raoul Walsh. En terminant je me dois de souligner que le choix des photos est exemplaire : elles servent toujours bien le propos, l’analyse, de Thomas Carrier-Lafleur.

Pour compléter cet ouvrage sur les films de Sébastien Pilote il serait pertinent de lire aussi Il s’est écarté : Enquête sur la mort de François Paradis (Éditions Nota Benne, 2019), de Thomas Carrier-Lafleur, en collaboration avec David Bélanger. Il s’agit bien du François Paradis du roman de Louis Hémon, mais aussi du François Paradis des longs métrages (deux de France et celui de Gilles Carle), et aussi de La mort d’un bûcheron de Gilles Carle. Dans ce livre, comme le titre l’indique, il s’agit de mener une enquête sur la mort de François Paradis : une mort accidentelle ou une mort préméditée ? et, si c’est une mort voulue, qui en est l’auteur ? Dans les roman l’hypothèse du « Il s’est écarté » domine, mais les auteurs de ce livre pensent qu’il y a eu un véritable meurtrier qui avait intérêt à ce que Paradis disparaisse. Tout en maintenant le mystère, les auteurs visent Lorenzo. Une hypothèse très cohérente, en particulier avec la version de Pilote du Maria Chapdelaine.

Thomas Carrier-Lafleur
Voir disparaître : Une lecture
du cinéma de Sébastien Pilote
(Coll. « L’instant Ciné »)
Longueuil : L’instant même, 2021

130 pages
 [ Ill. ]
ISBN : 978-2-8950-2453-8
Prix suggéré : 20,95 $

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