Cher Tchekhov
CRITIQUE.
[ Scène ]
★★★★ ½
texte
Élie Castiel
Pièce (in)achevée
pour piano mécanique
Soir de Première médiatique (et du milieu théâtral) avec un lever de rideau retardé de 30 minutes. Des manifestants, des nouveaux millénariaux (certains préfèrent milléniaux) revendiquent à l’extérieur pour un TNM plus actuel, débarrassé de son élite, plus proche du peuple. Serge Denoncourt leur donne la parole à l’intérieur. Ils sont une vingtaine. Leur porte-parole s’exprime. Après une courte ‘homélie politique’, on nous distribue un tract d’où l’on retient « TNM veut dire Théâtre du Nouveau Monde mais le théâtre n’est presque plus qu’un gentil divertissement pour une élite pas populaire pour un sous pour du monde assis à des places à cent dollars… » Le pamphlet cite aussi, entre autres, Jean-Pierre Ronfard qui en 1985 met en évidence un constat selon lequel « Une confusion très gênante entre culture et création s’est développée ( … ) On est bien forcé de constater qu’actuellement les grands metteurs en scène consacrent l’essentiel de leur talent et de leurs énergies à monter des œuvres de cultures. ». Peut-on s’attendre à une suite?
Fruit du hasard? Long préambule, mais essentiel pour mieux saisir l’importance de cette création de Michel Tremblay qui, justement, accentue le poids de la création « libre » dénuée de toute influence extérieure. Politique, sans doute, en sachant comment lire ces références enfouies, les entre-lignes des propos des personnages dont il est question, les sous-entendus. De cette mise en abyme prodigieuse entre l’alter ego de Tremblay et les protagonistes d’une pièce en gestation, un cours de théâtre, la création qui s’affirme et s’assume, intime, personnelle, correspondant aux rapports que l’auteur entretient avec la feuille blanche.
Entre ces états d’âme et les revendications du groupe de nouveaux milléniaux qui nous ont quand même souhaité une très bonne soirée, une sorte de rapport avec le temps. Comme par un curieux bouleversement, Cher Tchekhov parle en partie de ces enjeux. Le temps que les comédiennes et les comédiens consacrent à leur discipline reposent sur une sorte de no-man’s land, un terrain à découvert où ils seront vite oubliés. Faute du temps? Donner la chance aux nouveaux? Public qui ne cesse de demander davantage? Les intempéries de la création?
Pour un art plus populaire? Non. Une des missions de la création intelligente est d’éduquer, de défendre l’idée que la vie n’est rien sans un dialogue avec l’imaginaire. Et l’imaginaire, c’est dépasser le médiocre, sans distinction de classes sociales. Jusqu’à présent, le populaire, c’est en grande partie, le divertissement spectaculaire que les revendicateurs rejettent, à tort, sur le dos du TNM. L’art populaire, aujourd’hui, c’est aussi l’intouchable effervescence du stand-up débridé qui semble rallier les foules, toutes tendances comprises.
Jean-Marc (alter ego de Tremblay) devient le personnage principal de sa propre pièce. À la toute droite de la scène, un petit écritoire où il ne cesse d’imaginer scène après scène. Sur scène, ses personnages suivent ses directives ainsi que celles d’un Serge Denoncourt, aussi poignant comme jamais auparavant, jonglant avec ce côté typiquement québécois qui consiste à passer du drame à la drôlerie, du tragique au plus beaux lendemains.
Cette symbiose entre Tremblay/Jean-Marc (sublime Gilles Renaud) et ses acolytes s’assume en même temps avec Denoncourt qui revendique sa part dans la création.
Magnifiques acrobaties du destin. Du coup, Cher Tchekhov revendique le droit à la fabrication d’une œuvre artistique, mais dans le même temps, tient à ce que l’on respecte son identité première, un acte intime qui n’appartient qu’au créateur.
Les trois comédiennes – Anne-Marie Cadieux qui, comme toujours, est absorbée par le théâtre de Réjean Ducharme; sensorielle, viscéralement nue sur scène; Maude Guérin, habitée par un personnage tout à fait consciente du temps qui passe et de l’amour impossible qu’elle ressent pour… ; Isabelle Vincent, lisant entre les lignes avec une habileté déconcertante les enjeux de ce repas d’Action de grâces.
Et Tchekhov justement! Entre l’auteur (russe) et Michel Tremblay, une correspondances épistolaire imaginée à travers la création. Une intimité avec les personnages de La cerisaie, une rencontre avec les protagonistes d’un récit qui, finalement, s’arroge le droit à la conciliation.
Et puis les hommes, Benoit (Henri Chassé) en couple avec Laurent (Patrick Hivon, au registre multiple). Ils s’aiment, ils se le disent, l’un plus que l’autre. Chassé aura droit à son moment de théâtre qu’il assumera avec une étonnante déréliction; Benjamin à qui l’excellent Hubert Proulx procure les yeux et le regard les plus sensuellement tristes, sans bien entendu parler d’un jeu senti. Et finalement, Christian (Mikhaïl Ahooja), le critique, le mal-aimé, l’intellectuellement snob – personnage qui aurait dû être plus développé dans ce Cher Tchekhov sidéral puisqu’il s’inscrit à travers le temps et l’espace.
On crache plus ou moins sur la critique, on ne la comprend pas, comme d’ailleurs la critique pourrait ne pas comprendre parfois les intentions des auteurs et des comédiens. Un débat à n’en plus finir. Mais avouons que ces dernières années, entre la critique et les créateurs, plutôt un (très) grand point d’interrogation.
Et Tchekhov justement! Entre l’auteur (russe) et Michel Tremblay, une correspondances épistolaire imaginée à travers la création. Une intimité avec les personnages de La cerisaie, une rencontre avec les protagonistes d’un récit qui, finalement, s’arroge le droit à la conciliation.
Entre ces tours de passe-passe intentionnels, surprenants, quelques petites touches de piano pour une pièce en gestation. Inachevée, puis aboutie.
ÉQUIPE PARTIELLE DE CRÉATION
Texte
Michel Tremblay
Mise en scène
Serge Denoncourt
Assistance à la mise en scène
Marie-Christine Martel
Interprètes
Mikhaïl Ahooja (Christian), Anne-Marie Cadieux (Claire)
Henri Chassé (Benoit), Maude Guérin (Marie)
Patrick Hivon (Laurent), Hubert Proulx (Benjamin)
Gilles Renaud (Jean-Marc), Isabelle Vincent (Gisèle)
Décor
Guillaume Lord
Costumes
Sylvain Genois
Éclairages
Martin Labrecque
Musique originale
Laurier Rajotte
Production
Théâtre du Nouveau Monde
Durée
1 h 45 min
[ Sans entracte ]
Diffusion @
Théâtre du Nouveau Monde
Jusqu’au 28 mai 2022
ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. ★ Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]