Florent Siaud… Sophie Cadieux
ENTREVUE.
[ Scène ]
proposée par
Élie Castiel
En 2016, 4.48 Psychose est proposé à La Chapelle Scènes contemporaines. Le monologue est « joué » par Sophie Cadieux. Florent Siaud met en scène. Six ans plus tard, le Prospero confie au duo de reproduire cette pièce culte de la regrettée dramaturge britannique Sarah Kane. Que nous réservent-ils cette fois-ci? Rencontre avec deux artistes toujours aussi enthousiastes, mûris incontournablement de quelques années et conscients des multiples événements sociaux et politiques qui ont traversé notre époque.
Une question
de résonnance
Allons-y tout de go, sans ambages, sur le vif du sujet. Sarah Kane se suicide à 28 ans. Dans un sens, image finale d’un thème qu’elle a souvent exploré, la finitude. Mais dans le même temps, c’est du moins ce qu’il me semble, un geste autant existentiel que politique. On peut même dire « héroïque ».
Florent Siaud : Sarah va dire qu’aller au bout du désespoir, y introduire de l’humour, dans la vie, un certain humour noir en fait, c’était la plus belle chose pour, justement, toucher au vivant. D’ailleurs, quand on lit ailleurs dans son texte, tous ces réverbérations conduisent vers quelque chose de charnel, de sensuel, d’organique. Chez Kane, on retrouve cette vision ironique des choses, Paradoxalement, il y a même comme un refus sous-entendu du désespoir qui fait qu’elle pourrait « s’en sortir » après tout. Dans un sens, le dilemme que toutes les créatrices et créateurs lorsque confronté(es) au Pour et au Contre.
N’empêche que peu de temps après son ultime travail, Sarah Kane se suicide. Est-ce qu’elle est traversée par un dérapage mental ou est-ce le produit de son œuvre dramaturgique?
FS : Il est vrai qu’un diagnostic de psychose a été déposé par les autorités compétentes; son œuvre, ce n’est pas vraiment la cause de sa mort, mais au contraire, l’élément de base pour y échapper. Car en principe, la littérature peut avoir ce pouvoir de transcender Dans son écriture, il y a, par les mots, les mises en scène proposées, cet espoir de se donner à la vie, d’échapper à tout acte de finitude. Nous sommes devant ce qu’on peut appeler une « pulsion de vie ». Un corps qui se débat est une âme qui surnage, même si c’est jusqu’au désespoir.
Le 4.48 se réfère à quoi?
FS : À l’heure. Donc 4 h 48, le temps où le nocturne cède la place au solaire, au début de la journée. Un passage entre la nuit et le jour. Se donner le choix de franchir ce geste irréversible.
Pour Sophie Cadieux, dans le contexte de ce « monologue », c’est s’approprier un corps, une âme en perdition ou encore en quête de sens, s’imprégner des mots qui dépassent l’entendement et transcendent le quotidien.
Sophie Cadieux : Dans le fond, ce qui est saisissant, c’est de voir que ce texte-là ne cesse de se reformer par lui-même, de s’approfondir, de se révéler à lui-même; à chaque fois, depuis 2014 où il a sans doute eu plusieurs vies. À la Chapelle, comment expliquer qu’il fallait rendre le texte moins énigmatique. Il faut comprendre la physicalité de la monologuiste sur scène. La scène parisienne ne réagit pas comme la québécoise, celle-ci plus physique face à un texte plutôt du domaine du mystique. Sans trop révéler, on se demande qui conduit le spectacle, moi-même ou autre chose difficile à identifier.
FS: Dans un sens, ça se recompose en permanence. C’est très vivant. C’est très cellulaire, dans le sens scientifique. Justement, il y a dans 4.48 Psychose, ce côté fragmentaire qui fait de la pièce un objet singulier.
SC : Dans un sens, c’est aussi prendre le pouls du spectateur, comme si d’une certaine façon, on pouvait le sentir tout en jouant.
Sarah Kane, une figure révolutionnaire, avant-gardiste, qui ne se complaît pas dans les normes imposées par la société. Cette confrontation vous interpelle.
FS : Notre rapport à la Covid, ce qui se passe actuellement en Ukraine, ça devient la vision panoramique de ce rapport de forces entre la vie et la mort, entre création et anhélation. Le portrait de la douleur, de la souffrance, du mal-être prend soudaine une forme collective et non plus individuelle.
Le passage de la scène parisienne à celle québécoise se fait-il sans heurts?
SC : Florent est un grand lecteur. Souvent on commence les répétitions avec des citations des grands auteurs, philosophes qui, par leurs idées, aident à mieux entamer les gestes qui vont se reproduire. Comme exprimer physiquement et mentalement le deuil, la perte? Tous les éléments de la mise en scène, comme les éclairages, la vidéo et autres variations deviennent comme des personnages secondaires. La comédienne est-elle la capitaine de ce navire qu’est la pièce en question, l’agresseur ou plutôt la victime de ces symboles techniques, mais tout aussi participatifs et influents?
Il y a, entre la comédienne et le metteur en scène, un jeu fait de correspondances, d’intimité intellectuelle, une sorte de miroir fusionnel. Ça rappelle les liens dans la mise en scène entre Ingmar Bergman et ses actrices. On pense, bien sûr, au film culte Persona ou très beau Le silence.
FS : C’est bizarre que vous en parliez, parce que j’ai déjà travaillé sur des aspects dans Le 7e sceau et Cris et chuchotements… Le dilemme de cette femme dans 4.48 Psychose est assez bergmanien du fait de son désespoir. Elle hurle sa douleur à la face du monde. C’est aussi transformer une certaine laideur en beauté poétique. J’ajouterais que le mot « résonnance » est très approprié à cette pièce. Il y a d’abord une proposition, est-ce que ça résonne chez Sophie? Oui, Sophie le fait rayonner dans une direction spectaculaire. L’échange n’est plus seulement intellectuel, mais tout aussi sensoriel, sensible, voire même indicible et se fait dans un rebond permanent. Ça permet à la résonnance de rebondir à l’infini et surtout de s’adapter aux rebondissements de l’Histoire, avec un grand H.
SC : Le travail avec Florent, c’est surtout une juxtaposition de sens. Un niveau de langage particulier qui se développe à mesure des répétitions et nous engage, moi-même, bien sûr, autant que lui, à un jeu de correspondances complices.
La neutralité d’un scène vide cède la place, à chaque fois, à un nouvel univers. Comment s’établit ce parcours?
FS : Il s’agit chaque fois d’un voyage, d’une parcours inusité, d’une nouvelle proposition qui se réalise. C’est parfois la connivence, la confiance, la mise en perspective. Tout d’un coup, tout commence et l’espace objectif, indifférent, se déneutralise pour créer quelque chose de vivant.
Sophie Cadieux pose un geste affirmatif qui n’a nul besoin de mots.
[ Voir critique ici. ]
4.48 PSYCHOSE
Théâtre Prospero
(Scène principale)
Du 15 au 22 mai 2022
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