La cité oblique

RECENSION.
[ Bande dessinée ]

★★★★

texte
Pierre Pageau

Un Québec

sous

l’emprise

d’un

écrivain

diabolique

Fruit de la collaboration entre un créateur visuel Christian Quesnel et une rédactrice (auteure) Ariane Gélinas. Leur sujet : Howard Phillips Lovecraft. Lovecraft (1890, Providence – 1937, Providence) est beaucoup moins connu que son presque alter ego de la même période (Edgar Allen Poe). Les deux sont les grands créateurs, aux États-Unis, d’une littérature du fantastique, voire de l’horreur. Lovecraft est cependant plus difficile d’accès, aussi bien par son écriture que ses thèmes (pessimisme et cynisme face à l’humain en général). Mais, savait-on que cet auteur américain avait fait des voyages au Québec? Peu de gens le savent.

Mais, grâce à La cité oblique, nous aurons droit, non seulement à une évocation documentée de son passage ici, mais, surtout, à une représentation graphique qui rend hommage au style inquiétant, sombre, de Lovecraft. Sur un plan documentaire, l’ouvrage se réfère, en partie, à un écrit posthume de Lovecraft : To Quebec and the Stars (1976); je n’ai pas lu ce livre et je ne serai pas en mesure d’évaluer le travail d’adaptation par les auteurs Quesnel et Gélinas.  Cet ouvrage est, non seulement le compte rendu de visites au Québec, mais aussi une sorte d’Histoire du Québec, en particulier de sa période de la Nouvelle-France.

À partir de l’ouvrage de Lovecraft Quesnel et Gélinas nous font ainsi découvrir une partie de notre Histoire. Donc, un peu « comme si » Lovecraft l’avait vraiment fait. On peut prévenir le lecteur qui n’aurait pas le goût du trop étrange, du trop près de la Folie, qu’il y a dans ce livre, un autre livre qui est celui d’un récit de voyage. Ce voyage, même en partie fantastique, va témoigner de l’histoire de la Nouvelle-France (ou Nouvelle-Fr’lyeh, Lovecraft revu ici). Tous les noms des personnages et des lieux sont réécrits dans une perspective fantastique, faisant de l’histoire de la Nouvelle-France quelque chose d’inquiétant. Ainsi, pratiquement tous les personnages importants se retrouvent : Chantplain; Jan Ta’lon; Fr’on-tenak; Jan-Mance; sieur de Mez’On-oev.  Mais les dates importantes sont toutes bien indiquées et respectées : 1534 (arrivée des Français, de Jacques Cartier en particulier, au Québec), 1608 (Fondation de la ville de Québec par Champlain), 1642 (Maisonneuve et Jeanne-Mance fondent Montréal); et les textes d’Ariane Gélinas s’arriment bien avec tous ces faits.

… les auteurs font du travail de BD pour adulte. Un adulte intéressé par notre Histoire et par un travail de création visuelle inédit. Et, pour nous Québécois, voilà bien une belle découverte.

La cité oblique est donc une histoire dans le style lovecraftien. Les images de Quesnel sont fabuleuses de ce point de vue, mais avec nos personnages historiques (les grands créateurs, et explorateurs, de la Nouvelle-France) revues et rendus fantastique. Les images de la déportation des Acadiens peuvent nous hanter pendant longtemps.

Ce « pays insoumis » comme le dit Lovecraft est aussi un peu surnaturel; il est habité, voire géré par le grand sorcier (ou diable) ELKANAH. Celui-ci devrait aider à la naissance de cette nouvelle société, mais qui portera donc aussi de nouveaux noms (cf. : la liste que je viens de donner de personnages de la Nouvelle-France). Je le redis : les images de Quesnel expriment bien l’univers de la Folie qui fut celui de Lovecraft. Le visible de ces images doit aussi rendre compte d’un certain invisible. Il y a ici un travail graphique colossal, et on peut considérer que ce défi (surtout de la part de Christian Quesnel) a été relevé. De ce point de vue, une réussite.

Dans l’ouvrage exemplaire BDQ, Tome 2 (Le printemps de la bande dessinée québécoise de 1968 à 1979), on trouve une citation du Devoir du 22 avril 1978 qui déplore que les auteurs de bande dessinée du Québec « trop souvent charrient un climat de cynisme, de mondes hallucinatoires, rejetons de Lovecraft… ».  En fait l’auteur de l’article du Devoir déplorait que cette nouvelle BD québécoise se fiche des enfants. Ici, avec La cité oblique, pas de malentendus : les auteurs font du travail de BD pour adulte. Un adulte intéressé par notre Histoire et par un travail de création visuelle inédit. Et, pour nous Québécois, voilà bien une belle découverte.

ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. ★ Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]