Roger Frappier :
Oser le cinéma québécois
| Arts
visuels |
RECENSION
Pierre Pageau
★★★★
Un incontournable,
d’hier à aujourd’hui
Il était certain qu’un jour on aurait un ouvrage sur Roger Frappier, un personnage incontournable dans l’histoire de notre cinématographie. Ce livre vient de paraître; l’auteur, Denis Monière, collègue d’études de Roger au Collège Sainte-Marie. Également Monière indépendantiste forcené depuis longtemps; ses écrits et ses actions vont toujours dans ce sens. Il fera même de la politique, toujours pour l’indépendance du Québec. Rien de surprenant alors que lorsque vient le temps de définir sa vision de la trajectoire de Frappier, il dise : « J’ai voulu montrer que Frappier appartient à cette génération d’intellectuels nés dans l’après-guerre qui ont participé activement à la modernisation du Québec… » (p. 242)
Il me semblait bien nécessaire de préciser qui est Denis Monière pour mieux comprendre son regard sur Roger Frappier. Essayiste et politologue, il s’est spécialisé dans l’analyse des discours politiques. Sur cette voie on peut dire que son point de vue sur la carrière et l’œuvre de Frappier est très cohérent. En effet, tout en suivant le parcours de cet homme de cinéma, il ne rate pas une occasion d’établir des parallèles avec l’histoire de notre société. Il devient alors évident que la trajectoire de Roger Frappier est liée aux divers soubresauts du cinéma et aux multiples transformations politiques du Québec des années 60 à aujourd’hui.
Dans les faits, Roger Frappier a été un agent important de plusieurs de ces bouleversements. Pour Monière Frappier est avant tout un « intellectuel ». Il n’y aurait qu’à lire l’ensemble des « Lettres ouvertes » qu’il a fait parvenir à divers journaux québécois pour s’en rendre compte. D’ailleurs il me semble qu’il y aurait pu y avoir une annexe qui identifie tous ses coups de cœur de critique.
Monière, intentionnellement, focalise beaucoup sur le producteur, ce qui dans les faits est très justifié. Mais Roger est aussi un créateur, lui-même cinéaste, et collaborateur actif de nombreux longs métrages québécois. Il m’avouait récemment, à la radio communautaire de Radio Centre-ville, qu’il pourrait éventuellement publier sa propre biographie qui témoignerait de ses choix de passionné en création, de l’engagement concret de ses luttes. Avec tout ce que cela implique de revers et de bons coups.
Les titres des divers chapitres sont très révélateurs du regard que Monière va poser sur la carrière de Frappier. Ainsi, le 4e chapitre, « Le militant », puis le suivant « Le fonctionnaire à l’ONF ». Ce qui peut paraitre comme une contradiction, comme deux démarches tout à fait contraires. En quoi militant et fonctionnaire, sont deux facettes du Roger Frappier? Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’un créateur aux multiples facettes, presque une pieuvre, toujours actif et prêt à tenter quelque chose pour que notre cinématographie et notre société évoluent.
En premier temps, il le fait en tant que militant (en termes de cinéma et de vie politique) : il partage certaines idées avec le FLQ; ses films, comme Le Grand Film Ordinaire (1971), ou celui sur Gaston Miron (1971) ou l’Infonie inachevée (1974) et, encore plus, On a raison de se révolter (1974), témoignent de ce regard incisif qui sera toujours le sien.
L’occupation du Bureau de surveillance du cinéma (novembre 1974) est aussi un mo ment charnière de notre cinématographie. Tout cet activisme va nous mener vers le Livre bleu et, enfin! une Loi-cadre sur le cinéma (1975). On voit bien que, pour Roger Frappier, l’action est plurielle : bien sûr, il va réaliser et produire des films, mais il va aussi publier de nombreux textes incendiaires et va aussi poser des gestes concrets (comme l’occupation du Bureau de surveillance).
L’ouvrage signale bien aussi son rôle capital comme « dénicheur de nouveaux talents ». Il fait cela d’abord lors de son passage à l’Office national du film. Il poursuit ce travail avec sa propre compagnie de production. Un film comme Cosmos (1996) est très représentatif de ce travail. Ce film, conçu comme une œuvre collective, principe que Frappier connaissait depuis son travail à l’ONF. Il réunit un groupe de jeunes réalisateurs/trices qui annoncent un possible renouveau du cinéma québécois : avec Jennifer Alleyn, Manon Briand, Marie-Julie Dallaire, André Turpin et Denis Villeneuve. Mais il faut aussi nommer plusieurs autres films comme Un Zoo la nuit; Jésus de Montréal; Ding et Dong le film; Love and Human Remains /De l’amour et des restes humains (Arcand); mais aussi, déjà, une coproduction Le côté obscur du cœur / El lado oscuro del corazón (de l’Argentin Eliseo Subiela). Ce travail, il le poursuivra sans cesse. Il va ainsi aider de nombreux cinéastes à peaufiner leurs productions. Plus tard, seul ou avec d’autres producteurs, comme Luc Vandal ou Pierre Gendron, ou encore René Malo, il va poursuivre son travail à la production, à la fois rationnel et sophistiqué. Cela est vrai pour plusieurs films, comme Matroni et moi; Maelström, L’ange de goudron, La grande séduction (immense succès public et critique; imité, copié, un peu partout dans le monde); Borderline, Marécages (avec sa fille Félize Frappier), Hochelaga.
Puisque l’argent est, malgré tout, le « nerf de la guerre », Denis Monière nous propose, à la p. 235, un tableau de la « Répartition du financement public » (1997-2011) aussi bien fédéral que provincial (1997-2011). Et la conclusion est absolue : « Sans le soutien de l’État il n’y aurait pas de cinématographie nationale au Québec ». Ce constat n’est pas nouveau, mais il vient étayer pourquoi et comment Roger a su manœuvrer dans les dédales du financement étatique.
À la fin de l’ouvrage, Monière cite Roger Frappier qui parle alors de « tracasseries ». Selon Frappier, ces dédales étatiques viennent avec un poids de plus en plus difficile à gérer. Cependant, un des derniers coups d’éclat de Frappier a certainement été son travail de producteur sur le film de The Power of the Dog (2021, de Jane Campion, Nouvelle-Zélande). Roger a alors compris, même si ce n’est pas nouveau pour lui, que la coproduction sera une voie à prendre pour le cinéma en général (voir ce qui se passe en Europe), y compris, bien entendu, en ce qui a trait au cinéma fait au Québec.
Le dernier chapitre entame avec une citation de Gaston Miron selon laquelle c’est « le politique » qui va décider de la place de notre identité de Québécois dans le monde. Et, pour lui, la carrière de Roger Frappier va aussi dans ce sens. Toujours, à son avis, il est évident que la démarche de Frappier « dépassait sa propre personne
On peut finalement conclure que de ce point de vue, le travail de Denis Monière a atteint son but.
Roger Frappier : Oser le cinéma québécois
( Coll. « Essais » )
Montréal : Éditions Mains Libres, 2023
ISBN : 978-2-9251-9728-7
270 pages
[ Sans illustrations ]
Prix suggéré : 39,95 $
ÉTOILES FILANTES
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½ [ Entre-deux-cotes ]