Gena Rowlands
< 1930-2024 >

H O M M A G E

texte
Élie Castiel

Une femme

sans influence

Gena Rowlands

Elle vient d’entamer son dernier parcours, à un âge vénérable, 94 ans, mais d’une maladie qui ne pardonne pas. Émotion pour les cinéphiles, les purs, les vrais, pas trop nombreux de nos jours.

Gena Rowlands, c’est surtout l’époque John Cassavetes, le Gréco-américain, celui d’une certaine forme de cinéma. Celui qui épouse une de ses muses de la toile blanche, qui peint les visages autant féminins que masculins par l’entremise de zones d’ombres et d’imprécisions voulues. Une nouvelle forme de cinéma qui naît avec lui. Lui, parti avant l’âge.

Chez ce couple, une intimité cinématographique qui dévoile ses formes à mesure que le situations prennent des tournures dramatiques, ou tragiques (Cassavetes, après tout, possède un héritage antique). Rowlands le suit, s’assimile entièrement à cette idée de la vie et des images en mouvement, s’abandonne dans l’art indiscret de l’interprétation en y apportant une qualité circonspecte, délicate, non dénuée de sens et de distinction.

A Woman Under the Influence (Une femme sous influence) est un exemple concret. Rowlands se plie aux exigences d’une direction-d’actrice exigeante de l’auteur, bien qu’elle souffre parce que ça lui donne l’impression d’y laisser sa peau.

Poids un peu moins sévère dans Opening Night, du moins pour le cinéaste. Pour elle, l’actrice dans le film est une mise en abyme dévastatrice qui confond scène dramatique et cinéma… et vie en quelque sorte.

D’accord, on citera tout de même le succès populaire de The Notebook (Les pages de notre amour, ici, N’oublie jamais, en France) du fils de l’autre, Nick Cassavetes.

Avec Gloria, c’est un nouveau registre pour Rowlands dans l’art de l’interprétation. Dans Minnie and Moskowitz, la comédie dramatique lui sied à merveille. Les hommes dans ses films : Ben Gazzara, Peter Falk, Seymour Cassell, un peu comme le Clan-Cassavetes qu’on retrouve partiellement dans l’un des plus beaux joyaux de Cassavetes, Husbands.

Un rituel comme dans les tragédies grecques.
Gena Rowlands, dans Opening Night.

Ce prolongement de la vie à l’intérieur du cinéma n’est-il pas le reflet d’une réflexion profonde entre l’art et la vie, le vécu et la finitude ?

Gena Rowlands, elle aussi, s’étend, du moins tant que John Cassavetes existe dans ce paradigme créé par lui-même; elle, en muse accomplie, complice d’un amour infaillible et témoin de petits drames du quotidien qu’on assimile particulièrement au metteur en scène.

Ça faisait longtemps qu’on avait perdu de vue Gena Rowlands. Dans un sens, c’est tant mieux, car c’est d’elle presque parfaite qu’on peut se rappeler. Sublimement intacte, notamment pour souligner l’importance d’une des plus belles et inventives époques du cinéma américain.

Une actrice sans influence, ou au contraire, sous influence puisque bercée par le pinceau parfois hautain d’un peintre exigeant, idéaliste, souverain ? Tout autrement, une grande actrice, une comédienne exemplaire, une femme-complice, un amour irréversible avec l’homme qu’elle comprend, qui la comprend. Les deux mentalités s’assemblent, se querellent quand il le faut, « s’approprient la vie », sont aussi exigeants que fugaces face à leurs métiers. Le cinéma, à leurs yeux, est un partage de toutes les illusions, comme dans la vie.

Ça faisait longtemps qu’on avait perdu de vue Gena Rowlands. Dans un sens, c’est tant mieux, car c’est d’elle presque parfaite qu’on peut se rappeler. Sublimement intacte, notamment pour souligner l’importance d’une des plus belles et inventives époques du cinéma américain.

Maurice Elia
< 1945-2024 >

H O M M A G E

texte
Élie Castiel

Un regard lumineux

sur l’éternel féminin

Maurice Elia

Malgré les apparences, voulant confirmer son amour indéfectible pour le cinéma, c’est sous la bannière de l’écriture de romans que Maurice Elia brosse sa plume, aiguisée, candide dans le même temps, humaniste dans tous les cas. Des individus, des femmes surtout qui lui rappellent ces héroïnes, muses idéales du grand écran, par leurs gestes, leur comportement, leur enthousiasme face à la caméra.

Car pour Elia, le geste comme écrivain ressemble à une mise en scène de cinéma. Mais sans l’aide de collaborateurs ou de collaboratrices. Seul devant son ordinateur et l’esprit libre pour penser, pour créer des situations. Même dans ses écrits autobiographiques d’une douceur placide et d’une nostalgie infinie, on sent ce côté candide de l’enfance, d’une certaine joie de vivre et, selon le cas, de ce Moyen-Orient qu’il idéalise comme l’un des plus beaux endroits du monde. Culture multiple, arabophone, française, séfarade.

Il nous a quitté trop tôt, à 79 ans, de nos jours encore « jeune ». Il a été professeur de français (où il intègre souvent le cinéma) à Dawson College, collabore pendant de nombreuses années à l’une des trois revues francophones québécoises de cinéma où, au départ de l’un des fondateurs, il devient rédacteur en chef. Il abandonne quelques années plus tard. Je reprends le flambeau pendant presque vingt ans.

Des petits ou gros bouleversements de parcours, chacun à son moment, nous ont tous les deux obligé de céder notre place. Mais cela est une autre histoire qui mérite d’être racontée à la bonne occasion.

Pendant longtemps, il travaille dans la rédaction du programme officiel du Festival des films du monde de Montréal. Grâce à lui, j’intègre les rédacteurs et restent jusqu’à la dissolution du festival, occupant vers la fin divers postes importants.

Michel Piccoli et Romy Schneider dans Les choses de la vie, de
Claude Sautet, un des films préféré de Maurice Elia.

Maurice Elia, c’est surtout cet amour infaillible de la femme. Celle vue par des hommes comme Claude Sautet, Patrice Leconte, Jean-Luc Godard (celui de la Belle époque) ; oublier l’importance qu’il accorde à Claude Chabrol et ses années Stéphane Audran, c’est simplement de l’hérésie. 

Elia, c’est l’embellie d’une passion, d’un amour dont on ne peut saisir l’importance aussitôt. C’est la femme qui aime, qui tient à ce qu’on l’aime, qu’on vénère et soudain, on abandonne comme si rien ne s’était passé. Amours jurées, idylles, ruptures. Comme dans Les choses de la vie, de Sautet.

L’écriture de romans à la forme-Elia, c’est entrer immédiatement, à têtre reposée, dans un univers cinématographique qui défile à travers les mots et les situations, mais l’auteur ne confond certes pas « scénario » et « roman ». Une sorte de stratégie qu’il est seul à créer, à insuffler, non pas tel un prestidigitateur, mais comme convaincu de posséder les convenances de la passion. Sans rien de plus, ou sans doute cette foi inébranlable envers l’humain.

Moderniste ? Conformiste ? Simplement conteur ? Rien de tout cela, simplement actuel selon l’époque vécue. Comme au cinéma.

[ … ] l’éternel féminin demeure la principale source d’inspiration pour cet homme de lettres intime, imbibé d’images en mouvement, de profonde inspiration, quelque chose qui a affaire à la création. Dans sa vie comme dans ses multiples entreprises.

 

Dans son dictionnaire spirituel des femmes dans le cinéma, il y avait, entre autres, Romy Schneider, très présente, chez Sautet, Brigitte Bardot, celle surtout de La vérité ou Le mépris), Anna Galiena (Le mari de la coiffeuse) Angela Molina (Cet obscur objet du désir).

Mais il y a aussi les peintres de ces modèles : ceux cités et pourquoi pas Claude Miller, Bertrand Tavernier, Costa-Gavras, Andrzej Żuławski. Le tumulte de la vie, la soumission totale à l’amour. Et surtout, des amours à la française. La France, qu’il adopte intérieurement, comme une confession de foi. Cette France de l’époque des réalisateurs mentionnés, une France, aujourd’hui souvent décriée, souvent à tort, par moments, à raison.

L’odyssée de Maurice Elia est parfois semée de légères embûches, d’obstacles qu’il parvient toujours à contourner.

Mais l’éternel féminin demeure la principale source d’inspiration pour cet homme de lettres intime, imbibé d’images en mouvement, de profonde inspiration, quelque chose qui a affaire à la création. Dans sa vie comme dans ses multiples entreprises.

Alain Delon
< 1935-2024 >

H O M M A G E

texte
Pascal Grenier

Le battement

d’un cœur éternel

Alain Delon

Il y a des hommes qui transcendent leur temps, des visages qui deviennent des miroirs où une génération entière se reconnaît, où les rêves de millions se reflètent. Alain Delon est l’un de ceux-là. Avec ses traits sculptés par une lumière que seuls les dieux semblent capables d’offrir, il a gravé son empreinte indélébile dans le marbre du cinéma français, mais aussi dans nos cœurs.

Delon n’est pas simplement un acteur ; il est le symbole d’une époque révolue, où l’élégance n’était pas une simple façade, mais une manière d’être, une philosophie en soi. Dans Plein soleil, son regard, pénétrant comme une lame effleurant les cœurs les plus endurcis, a captivé bien plus que la caméra. Il a conquis des âmes, les a transportées au-delà du visible, les a plongées dans l’essence même de la condition humaine.

Avec lui, chaque silence devient un poème, chaque mouvement une danse subtile avec l’invisible. Dans Le samouraï, il n’a jamais cherché à être un mythe ; il l’est devenu, presque malgré lui, par la pureté de son art et la sincérité de ses émotions. On se souvient de lui, silencieux, impassible, l’éclat d’une étoile dans la nuit, incarnant un tueur à gages au code d’honneur implacable.

C’est cette dualité qui a toujours défini Alain Delon. Dans Rocco et ses frères, il est à la fois tendre et implacable, incarnant un homme déchiré entre la loyauté envers sa famille et les passions qui le consument. Dans L’éclipse de Michelangelo Antonioni, il révèle une autre facette de son talent, celle d’un homme perdu dans un monde moderne dénué de repères, où chaque geste, chaque mot semble porter le poids du vide existentiel.

Là où d’autres se contentent d’incarner un rôle, Delon s’y plonge corps et âme, transcendant le texte et le cadre pour devenir un symbole vivant. Dans Le guépard de Luchino Visconti (celui qui lui a tout appris), il est ce prince déchu, cet aristocrate à la dérive dans un monde qui change trop vite. Avec une élégance désespérée, il capte l’essence d’une époque qui meurt, laissant derrière elle un sentiment de mélancolie et de grandeur perdue.

Alain Delon et Monica Vitti dans L’éclipse (L’eclisse),
de Michelangelo Antonioni

Dans La piscine, Delon nous offre une autre performance inoubliable, où le désir, la jalousie et la trahison se mêlent dans un cocktail enivrant de tension. Sous le soleil brûlant de la Côte d’Azur, il incarne la torpeur et le danger, l’homme dont le silence en dit long, dont le sourire cache des abîmes insondables. Et qui peut oublier Le clan des Siciliens, où Delon, aux côtés de géants tels que Jean Gabin et Lino Ventura, tisse une toile de crime et de loyauté dans l’univers impitoyable du grand banditisme ?

Mais Alain Delon, c’est aussi l’aventurier intrépide, prêt à tout pour une cause. Que ce soit dans Le cercle rouge ou Borsalino au côté de Belmondo, l’on perçoit sa capacité à jongler entre la finesse psychologique et l’action brute, sans jamais perdre une once de sa prestance. Dans M. Klein, il est ce marchand d’art ambigu, pris dans la tourmente de l’Occupation, un rôle où sa froideur apparente masque une inquiétude croissante, un désarroi intérieur qui résonne encore longtemps après la fin du film.

Merci, Monsieur Delon, pour avoir incarné une époque, pour avoir fait battre nos cœurs à l’unisson du vôtre, pour avoir été ce phare dans la nuit, guidant des générations vers la lumière de l’art, de l’émotion, de la vie.

En le voyant à l’écran, on comprend ce que c’est que de vivre intensément, de ressentir profondément. Ses rôles, qu’ils soient ceux d’un amant, d’un tueur ou d’un héros tragique, sont autant de facettes d’une personnalité complexe, d’une âme tourmentée par les beautés et les horreurs du monde. Alain Delon a donné au cinéma une part de lui-même, une part que nous portons tous en nous, maintenant. Ses films sont des souvenirs d’un temps où les rêves se tissaient en noir et blanc, mais où les émotions éclataient en mille couleurs. Et même aujourd’hui, alors que l’homme se faisait plus rare depuis quelques décennies, son héritage demeure, vibrant, battant encore comme un cœur dans l’obscurité d’une salle de cinéma.

Merci, Monsieur Delon, pour avoir incarné une époque, pour avoir fait battre nos cœurs à l’unisson du vôtre, pour avoir été ce phare dans la nuit, guidant des générations vers la lumière de l’art, de l’émotion, de la vie. Vous êtes, et serez toujours, plus qu’une icône : vous êtes un maître du silence et le dernier monstre sacré du cinéma français à nous quitter. Adieu, l’ami.

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