Courville
@ TNM

 

| SCÈNE |

CRITIQUE
Élie Castiel

★★★ ½

 

Travellings

      avant

 

D’abord créée à Québec en 2021, Courville, nonobstant les clins d’œil faits à d’autres œuvres de Robert Lepage (mises en scène d’opéras, compris) est sans contredit sa plus intime, là où les souvenirs d’une époque – ce n’est pas par hasard si ça se passe au milieu des années 1970 – se présentent, se concrétisent, s’apitoient de ses faux pas, de ses erreurs, de cette idée qu’on peut se faire du temps, de son avancée vers un nouveau siècle qui traverse déjà les esprits, inconsciemment sans doute, mais bercé de promesses, d’un futur plus harmonieux et d’autres idées farfelues.

Les années 1970. Turbulences sociales et politiques, sexualité débridée qui se conjugue à tous les temps, mais ne s’accorde pas nécessairement avec tous les sujets, crise dans l’institution de la famille, un Québec qui explose en se débarrassant de l’hégémonie cléricale, partis politiques en plein combat d’idéaux discordants. Bien sûr, l’avenir de la langue française, comme jamais auparavant. Revendications linguistiques à l’intérieur même de la langue officielle, le français.

Spirituellement, dans les esprits, Québec n’est pas une « province », mais un « pays » à part entière. Ce qui fait changer les modes, les comportements, la musique qu’on écoute (sans toutefois nier les groupes anglais de l’heure), et Nicole Martin pour une certaine frange de la population (qu’on écoutera maintes fois dans ces radios-meubles vintage qui doivent coûter une petite fortune de nos jours), la radicalisation des idéaux, la droite qui ne sait plus où elle est, nostalgique d’une époque de soumission, la gauche qui se confirme à tous les niveaux. Et pourquoi pas, comme dans tous les pays occidentaux, la mode.

Un univers foncièrement conceptuel.
Crédit : Yves Renaud

Et soudain, Lepage crée un lieu scénique qui évoque ces constructions qu’on a déjà vues dans d’autres œuvres du créateur. La trilogie Das Rheingold n’est pas loin. Elle impose ses immenses surfaces planes ou plafonds qui se métamorphosent selon les situations, mais à partir d’une extraordinaire symétrie qui respire l’ordre, si cher à Lepage.

On a l’impression que nous sommes à l’intérieur d’une maison en campagne; le bois est de mise. C’est bien le cas. Simon erre dans ce foyer familial dysfonctionnel. Il découvre, plus ou moins, la sexualité, plus tard « sa » sexualité en compagnie de Sophie, une anglophone qui se débrouille très bien dans la langue de la majorité.  Et puis, car le désir semble plus puissant que l’amour, attrait pour un bellâtre pas très instruit, surveillant dans une piscine publique qui n’a que son corps à montrer.

Le reste… qu’importe. Pièce plus documentaire que nostalgique, puisque la crise identitaire d’un presque adulte reflète toutes ses incertitudes, ses doutes, ses aprioris (ou apriori) qui émanent de maintes réflexions sur soi.

[ … ] toujours présentes des disciplines comme le cinéma, le théâtre, le cirque, le spectacle de pantins et un peu d’opéra (sans les airs, mais dans sa mise en scène), un ensemble de prises de position créatrices, profondes, sensorielles, qui font de ce Courville une pièce de résistance de la saison TNM 2023-24, sans pour autant être le meilleur Lepage.

Courville, un lieu, quelque part au Québec. Mais aussi un personnage, Simon, seul « personne humaine » dans ce spectacle où les marionnettes (rapport  à ) représentent celles et ceux qui l’entourent. Ces personnages de textile et de bois sont manipulés avec un art consommé du mouvement, de la gestuelle humaine, du vocabulaire, du paradoxe des sentiments.

Les réminiscences coupables.
Crédit : Yves Renaud

Dans les dialogues, la voix multiforme d’Olivier Chouinard, comédien lepagien par excellence. Il est constamment conscient que le terrain scénique est un véritable lieu de combat qu’il faut savoir maîtriser, dompter, le rendre concret et plus que tout, cohérent.

Aucun signe de faiblesse, le monde de Simon/Normand se bat contre vents et marées pour que les protagonistes créés ne fassent des faux pas ou se perdent dans une quelconque voie sans issue. Un oiseau migrateur voyage de droite à gauche, du nord au sud, et vice-versa. Il est là pour que tout se déroule comme souhaité.

Une plume, celle de Robert Lepage. Au diapason d’un concept qu’il invente de toutes pièces. Elle s’ajuste à l’espace, à l’unique lieu salvateur qui peut, sans qu’on s’y attende, se briser. Le créateur et sa muse non binaire s’emploient à s’assurer que cette pièce de théâtre mécanique se déroule selon les règles de l’art.

Le triptyque vidéo est le « cinéma » auquel Lepage voue une admiration particulière, bien sûr lorsqu’il est bien fait. Travellings avant interminables qui reflètent la marche infatigable et inéluctable du temps.

À en juger, le tout a été resserré par rapport à 2021. Mais toujours présentes des disciplines comme le cinéma, le théâtre, le cirque, le spectacle de pantins et un peu d’opéra (sans les airs, mais dans sa mise en scène), un ensemble de prises de position créatrices, profondes, sensorielles, qui font de ce Courville une pièce de résistance de la saison TNM 2023-24, sans pour autant être le meilleur Lepage. Quand même.

FICHE ARTISTIQUE PARTIELLE
Texte
Robert Lepage

Conception
Robert Lepage

Mise en scène
Robert Lepage

Assistance à la mise en scène
Francis Beaulieu
Interprète
Olivier Normand

Crédit : Jean-François Gratton

Manipulation des marionnettes
Wellesley Robertson III

Caroline Tanguay
Martin Vaillancourt
Concept du décor
Ariane Sauvé

Conception visuelle
Alexandre Desjardins
Éclairages
Nicolas Descoteaux
Costumes
Virginie Leclerc
Musique
Mathieu Doyon

Durée
1 h 55 min

[ Sans entracte ]

 

Diffusion & Billets @
TNM

Jusqu’au 15 octobre 2023

ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. Sans intérêt. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]