Gene Hackman
<1930-2025>

un HOMMAGE
de Pascal Grenier

L’autorité

du talent

Dans la grande histoire du cinéma américain, rares sont les acteurs à posséder une présence aussi imposante que Gene Hackman. Pas imposante au sens physique – bien qu’il ait toujours eu cette stature, cette robustesse qui le rendaient crédible autant en flic qu’en militaire –, mais imposante dans sa capacité à habiter un rôle, à lui donner une densité immédiate, à exister sans artifice, sans esbroufe, sans qu’on ne sente jamais l’effort. Hackman était de ces comédiens capables, par leur seule présence, d’élever un film d’un cran, parfois même de le sauver.

Bonnie and Clyde (1967)

C’est d’autant plus remarquable que Hollywood ne lui a jamais déroulé le tapis rouge. Contrairement à certains de ses contemporains – les Nicholson, Pacino, Hoffman, Redford – dont les parcours ont souvent été auréolés d’une forme de glamour ou de reconnaissance immédiate, Hackman a dû se battre pour se faire un nom. Repoussé par l’Actors Studio au début des années 1960, il persévère, accumule les seconds rôles avant d’éclater à la face du monde avec Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. Dans la peau de Buck Barrow, frère du célèbre gangster, il est tour à tour attachant, nerveux, naïf et tragique. Il compose un personnage avec une telle vérité qu’il obtient sa première nomination aux Oscars. Le grand public le découvre, et Hollywood comprend qu’il faudra désormais compter sur lui.

The French Connection (1971)

Si Bonnie and Clyde a été son acte de naissance aux yeux du monde, c’est The French Connection qui l’a sacré. Sous la direction de William Friedkin, Hackman incarne Popeye Doyle, flic obstiné, irascible, prêt à tout pour faire tomber un réseau de trafiquants de drogue. Un rôle taillé pour lui, où il peut laisser exploser cette rage contenue, cette énergie brute qui fait de lui un acteur sans fioritures. La scène de la filature sous le métro, l’extraordinaire course-poursuite, la tension permanente… C’est un rôle de brute, mais une brute que Hackman rend humaine, faillible, rongée par l’obsession. Oscar du meilleur acteur bien mérité.

Il retrouvera Popeye Doyle dans The French Connection II, sous la direction de John Frankenheimer. Plus qu’une simple suite, le film approfondit le personnage, le montre perdu, diminué, humilié avant de reprendre le dessus. Hackman y livre un numéro d’acteur remarquable, surtout dans les scènes où son personnage, drogué de force, traverse une descente aux enfers physique et mentale.

Mais Hackman ne se résume pas à ses rôles de flics coriaces. Il a toujours eu cette intelligence de varier ses compositions, d’explorer d’autres facettes du jeu. Chez Francis Ford Coppola, dans The Conversation, il est Harry Caul, expert en surveillance rongé par la paranoïa. Contrairement à Popeye Doyle, ici, il est tout en retenue, presque effacé, engoncé dans ses fringues ternes, muré dans son angoisse. C’est une performance magistrale de subtilité, où tout passe par des regards, des silences, des gestes anodins qui en disent long.

La même année, il retrouve Arthur Penn pour Night Moves, où il campe un détective privé fatigué, désabusé, embourbé dans une affaire plus trouble qu’il n’y paraît. Là encore, il transcende le film par sa présence. Son dialogue lapidaire avec sa femme résume à lui seul tout le malaise du personnage.

The Conversation (1974)

Il faut aussi saluer son duo avec Al Pacino dans Scarecrow, où il incarne un ancien détenu bourru et rêveur, dans un film à la fois rugueux et tendre, trop souvent oublié. Hackman y prouve qu’il peut être touchant, vulnérable, drôle même.

Et que dire de son rôle dans Prime Cut, où il incarne un magnat du crime agricole, impitoyable et malsain, face à Lee Marvin ? Ce film noir rural d’une violence crue permet à Hackman d’explorer une facette plus carnassière de son jeu, en parfait contrepoint de son image de flic ou d’homme de loi.

Connu du grand public pour Superman et ses suites, où Hackman joue Lex Luthor avec un plaisir évident. Son interprétation est plus théâtrale, plus exagérée que ses rôles habituels, mais il trouve le parfait équilibre entre menace et humour. Il parvient à faire de Luthor un antagoniste mémorable sans jamais tomber dans la caricature pure. Même dans un film où le héros est un homme en collant volant au-dessus de Metropolis, Hackman parvient à rendre son personnage crédible, menaçant et charismatique.

Unforgiven (1992)

Dans les années 1980 et 1990, il devient l’incarnation parfaite des figures d’autorité : militaire, politicien, chef d’entreprise, il impose un charisme naturel qui ne laisse jamais place au doute. Il est impérial dans Mississippi Burning, où il joue un agent du FBI au sang chaud, bien décidé à démanteler un réseau raciste dans le Sud profond. Face à Willem Dafoe, plus jeune, plus académique, Hackman est dans l’instinct, dans le terrain, dans la brutalité contrôlée.

Dans Under Fire, il est formidable en reporter de guerre usé, aux côtés de Nick Nolte et Joanna Cassidy, dans un thriller politique tendu sur fond de révolution nicaraguayenne. Encore une fois, Hackman ne cherche jamais à tirer la couverture, mais il donne à son personnage une gravité, une présence indéniable.

Dans Crimson Tide, il affronte Denzel Washington à bord d’un sous-marin nucléaire, dans un duel d’acteurs où chaque échange est un feu d’artifice. Il est parfait en commandant intransigeant, sûr de lui, refusant de céder au doute.

Et bien sûr, il y a Unforgiven, où Clint Eastwood lui offre un rôle de légende : Little Bill Daggett, shérif tyrannique, ambigu, aussi effrayant que pitoyable. Hackman lui donne une profondeur rare, loin du simple méchant de western. Un rôle qui lui vaudra un deuxième Oscar, cette fois en tant qu’acteur de soutien.

Welcome to Mooseport (2004)

Dans les années 2000, alors que beaucoup de ses contemporains s’accrochent aux derniers rôles, Hackman choisit de tirer sa révérence. Il aurait pu continuer encore longtemps, tant sa présence était précieuse, mais il préfère partir dignement. Son dernier rôle au cinéma sera celui d’un politicien véreux dans Welcome to Mooseport, une comédie mineure, certes, mais ce n’est pas grave. Son héritage était déjà scellé.

Depuis, jusqu’à ce qu’il nous quitte à l’âge vénérable de 95 an avec sa femme et son chien dans des circonstances nébuleuses, il a consacré ses dernières années à l’écriture. Il a publié plusieurs romans, loin des projecteurs, fidèle à cette discrétion qui a toujours été la sienne en dehors des plateaux.

Gene Hackman, c’était l’antistar par excellence. Pas de frasques, pas de poses, pas de discours ampoulés sur l’art de la comédie. Juste un acteur qui bossait, qui jouait vrai, qui s’effaçait derrière ses personnages tout en étant inoubliable. On dit souvent que le cinéma américain ne produit plus d’acteurs comme lui. C’est peut-être vrai.

Mais surtout, c’est qu’il n’y a eu qu’un seul Gene Hackman. Ce roc à la voix rauque. Un géant.