Le retour de Twin Peaks
ou ce que Lynch veut dire
RECENSION
[ Cinéma ]
Pierre Pageau
Découvrir
un côté du cinéaste
moins connu,
mais tout aussi original
★★★
David Lynch vient de nous quitter, le 15 janvier 2025 (il était né en 1946). Au moment de ce décès, je reçois un ouvrage consacré à la troisième saison de la série télé culte Twin Peaks, une création de Lynch. Une création pour la télévision peut sembler strictement en parallèle de ses longs métrages. Mais, pour Lynch, c’est une part importante de son travail. Il y investi beaucoup de temps, d’énergie, de créativité. Il convenait donc de s’y attarder. C’est bien ce que fait le livre de Stéphane Girard, Le retour de Twin Peaks, ou ce que Lynch veut dire. Le livre s’intéresse non seulement à la série originale, mais principalement à la version de 2017, ce que Girard nomme la « Saison 3 ». La question majeure posée par Girard est : « En quoi cette troisième saison de Twin Peaks a-t’elle pu venir consolider la poétique de l’artiste ? ». Girard va utiliser l’abréviation TP3 pour la suite de son ouvrage; nous ferons la même chose.
Twin Peaks (l’original, 1989-1991 – 30 épisodes) est en fait le récit d’une enquête sur la mort violente d’une jeune étudiante, Laura Palmer, dans une petite ville en apparence paisible. Il y a donc à la base un côté « feuilleton télévisé soap opera », où il y a des personnages avec une psychologie stéréotypée et des actions simplistes. Lynch va s’attaquer à cette muraille de lieux communs et va la faire exploser. Lynch va nous « déconforter » (expression de Girard). À la p. 159 Girard va encore plus loin et est très explicite dans sa compréhension de l’œuvre : « la démonstration que le regard lynchien prend précisément la forme d’une véritable perversion (nous soulignons) de divers codes télévisuels… »
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Blue Velvet (1986)
Dans le TP1, l’original, l’enquêteur Dale Cooper (le comédien Kyle MacLachlan), découvre qu’une ville en apparence paisible peut cacher un univers macabre. Il y a tout de suite un univers que l’on peut qualifier de lynchéen ; Stéphane Girard utilise la terminologie de LynchIen; alors que François Lévesque (Le Devoir) dit lynchÉen. Il me semble que le choix de Lévesque respecte plus les règles de l’écriture en français; pour moi lynchIen fait un peu plus anglophone. Mais les deux termes visent bien à dire qu’il y a une telle chose qu’une écriture filmique spécifique au cinéaste David Lynch.
Stéphane Girard enseigne la sémiologie à l’Université de Hearst (Ontario). Il a publié plusieurs ouvrages qui vont dans le sens de ses recherches globales sur l’inscription de la subjectivité dans la culture populaire contemporaines. Le choix de David Lynch, cinéaste visionnaire, tourmenté et déroutant, est donc super justifié, et probablement encore plus ses séries télévisées hors-normes que sont Twin Peaks.
La démarche universitaire de Stéphane Girard est bien visible par la quantité de références à des grilles d’analyse (comme l’outillage notionnel de la Programmatique selon Grice ; l’analyse structurale du récit; la Narratologie en général). Sans oublier ces 22 pages de bibliographie à la fin de l’ouvrage (on y apprend qu’en fait il y a eu un très grand nombre d’essais sur de cinéaste et aussi beaucoup sur ses séries télévisées). Dans les faits il faut pratiquement attendre le chapitre 3, « Pour une pragmatique de Twin Peaks », p. 111, pour que l’auteur s’attaque au cœur de son sujet : les choix de mise en scène de Lynch homme de télévision. En effet, les deux premiers chapitres (pp. 27 à 109), sont principalement méthodologiques. Ils servent bien néanmoins à situer le TP3 comme suite de la complexité narrative des grands longs métrages de Lynch. Le deuxième chapitre insiste, et démontre bien, combien et comment le cinéma de Lynch implique un spectateur qui a développé des connivences avec l’auteur.
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Elephant Man (1980)
Le terme surréaliste lui est souvent accolé, avec justesse, mais un surréaliste cinéaste américain qui est préoccupé par le grand public. Dans les faits le néologisme lynchéen lui est bien collé et va le demeurer pour une grande quantité de créateurs, et un public fervent. Girard dira : « Il dépeint la destruction des êtres et des choses dans ce monde» (p. 165).
Comme tout créateur digne de ce nom, Lynch détruit et reconstruit. Et il nous laisse totalement ébahi, surpris, décontenancé. Ainsi, avec Blue Velvet (1986) on découvre une oreille tranchée en décomposition sur une pelouse, les lèvres rouges d’une chanteuse de cabaret (incarnée par Isabella Rossellini), un nain sinistre et, ce qui fut déterminant pour moi, le refrain entêtant de la bande-son alanguie d’Angelo Badalamenti. David Lynch installe donc ici les canons de son univers surréaliste. Il remporte pour ce film, en 1987, l’Oscar du meilleur réalisateur. C’est aussi avec Elephant Man (1980) qu’il obtient des mentions pour la soirée des Oscars (Meilleur film et Meilleur acteur). Lynch affirme ici un intérêt pour la monstruosité ; en effet il nous présente un homme-éléphant exhibé dans une fête foraine (Londres, 1984). Le film peut nous rappeler le Freaks (1932, de Tod Browning) et notre homme-éléphant le Quasimodo de Notre-Dame de Paris. Comme dans ces exemples, Lynch réussit à créer à la fois un monstre et un être humain ; singulier mais très humain. Ce qui est aussi vrai pour TP3.
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Eraserhead (1977)
Une histoire d’amour sous une bonne étoile est inscrite depuis des décennies entre l’œuvre de David Lynch et le Québec, en tout cas avec le Cinéma du Parc. C’est ce que mon ami Pierre Rolland (décédé) m’a appris; il était projectionniste au cinéma du Parc lorsque celui-ci se risque à présenter Élephant Man (1980). Pierre m’a bien confirmé que ce fut un véritable raz-de-marée aux guichets, totalement imprévu. Il faut vite réaménager les salles et les horaires de projection. Ceci peut nous confirmer l’existence d’un public passionné pour le cinéma de Lynch ; éventuellement pour du cinéma lynchéen. La projection de Eraserhead (1977), à la fin de la même décennie, contribue même à la renaissance du Cinéma du Parc. L’histoire se répète avec Mulholland Drive (2001) lors de la relance du cinéma à l’ère de l’administration Langlois.
Puis, un voyage aller-retour de l’équipe de Roland Smith à New York pour voir Inland Empire (2006) permet d’assurer sa sortie en exclusivité au Cinéma du Parc, ce qui donne le coup d’envoi nécessaire à sa réouverture. La marque de café David Lynch est même vendue lors du lancement (réaménagements) en 2024! La consécration de cette filiation avec l’univers du cinéaste a lieu en 2024, alors que le design des espaces rénovés puise dans le style onirique et glamour de Lynch. (Ces informations feront aussi parti d’une murale qui devrait commémorer l’anniversaire de l’ouverture de ce cinéma). En 1992, alors que le cinéma Élysée tente une réouverture et une relance, on va aussi présenter Elephant Man et Eraserhead. Mais, clairement, le lien le plus important fut celui avec le Cinéma du Parc. Et, au mois de mars 2025, ce même cinéma va organiser une rétrospective de l’œuvre de David Lynch, renouant ainsi avec son histoire.
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Mullholland Drive (2001)
Le retour de Twin Peaks
ou ce que Lynch veut dire
Montréal : Éditions Somme toute, 2024
[ Coll. « Cultures vives » ]
192 pages
(Illustré)
ISBN : 978-2-897944834
Prix suggéré : 24,95 $