Rencontres internationales du documentaire de Montréal 2019
ÉVÈNEMENT
[ R.I.D.M. ]
Regards de cinéastes
Luc Chaput
Un festival de cinéma, avec son offre souvent pléthorique et ses choix difficiles, peut aussi être l’occasion d’apprécier une œuvre de longue haleine dont un visionnement dans d’autres circonstances pourrait être plus compliqué.
À la fin du long voyage de 14 heures qu’est Women Make Film: A New Road Movie Through Cinema, le Britannique Mark Cousins se rend sur la tombe, au New Jersey, d’Alice Guy Blaché, la première et prolifique femme cinéaste de cette longue histoire dont on a longtemps occulté des pans. Cousins était devenu célèbre pour une histoire plus mondiale du cinéma en 2004. Il en avait donné en 2012 The Story of Film: An Odyssey, une version filmique de 15 heures qui visitait souvent des lieux importants de cette épopée. Il y réutilisait la technique du phantom ride (voyage fantomatique), un plan souvent employé dans les premiers temps du 7e art où la caméra est placée sur le devant d’une locomotive.
Dans Women…, les voyages en automobile sur des routes campagnardes ou urbaines ne mènent jamais ou presque à des lieux majeurs de cette exploration de la place des réalisatrices dans la création cinématographique. Ces balades servent plutôt de pauses et de liens entre les divers segments de ces cours d’une école possible de cinéma sur comment faire un film. Tilda Swinton est la première conductrice et elle est aussi productrice exécutive du film et première narratrice. Celle-ci et ses consœurs dont Jane Fonda, Sharmila Tagore, Debra Winger et Thandie Newton accompagnent les étapes qui répondent à quarante questions sur la pratique, l’objet et l’essence du cinéma. Cousins illustre la manière souvent différente dont ces cinéastes mènent leurs barques par des extraits de 700 œuvres différentes venant de 183 réalisatrices. Les longs métrages sont privilégiés alors que des femmes ont aussi réussi de très grands courts de fiction, documentaires ou d’animation et des vidéos d’art. Des problèmes de droits semblent avoir surgi car certaines artistes, Kira Muratova ou Lucile Hadzihalilovic par exemple, sont souvent citées.
À côté de personnalités reconnues et appréciées pour leur apport à l’art cinématographique comme Chantal Akerman, Kathryn Bigelow, Vera Chytilová, Claire Denis, Kinuyo Tanaka et Agnès Varda, des réalisatrices telles l’Australienne Paulette McDonagh, la Sénégalaise Safi Faye, la Srilankaise Sumitra Peries, la Britannique Wendy Toye et la Bulgare Binka Zhelyazkova retrouvent les feux des projecteurs d’une éphémère célébrité qui devrait être aujourd’hui plus durable grâce à la renommée finalement amenée par ce travail de longue haleine de Cousins. Il est donc souhaitable que des réalisatrices et universitaires continuent ce travail nécessaire d’exploration et de présentation de ces regards féminins si diversifiés.
La montée des mouvements d’extrême-droite dans divers pays est le sujet de nombreux bulletins ou articles d’information. La détention arbitraire est aussi l’objet d’articles et de communiqués d’organisations de défense des droits humains. La réalisatrice allemande Ute Adamczewski relie de manière originale ces deux préoccupations dans Status and Terrain (Zustand und Gelände). Parcourant les villes et villages de la Saxe, la caméra de Stefan Neuberger s’arrête devant des lieux redevenus anonymes mais aussi des plaques et monuments. La narration, écrite et dite par la réalisatrice, nous explique et nous décrit par le menu comment le parti nazi, à compter du début 1933, met en place dans ce pays des camps de rééducation à la germanité où sont emprisonnés des membres d’organisations syndicales, des personnes suspectes pour leurs critiques du parti nazi ou pour leur engagement social.
Le voyage auquel nous convie Adamczewski est un dialogue entre un lieu spécifique et ses diverses utilisations depuis 1933 y compris dans la période est-allemande et celle suivant la réunification. Des monuments changent de noms ou sont déplacés. Un immeuble, hier usine de vêtements d’une compagnie fournissant cette machine concentrationnaire est ensuite devenu le camp de concentration de Sachsenburg maintenant signalé par un mémorial. À Colditz, un château Renaissance célèbre domine toujours la ville. Il servit de lieu de détention aux opposants au régime ainsi qu’à des homosexuels ou d’autres gens honnis par cette idéologie avant d’être un Oflag durant la Seconde Guerre mondiale.
Malheureusement, la copie montrait plusieurs fois des sous-titres anglais illisibles car blancs sur fond gris pâle. Un travail sur le contraste facilitant la lecture amènerait donc un plus grand retentissement à ce long métrage majeur sur la mémoire plus ou moins occultée des lieux.
Voilà deux des longs métrages notables vus dans ce festival qui, encore une fois lors de cette 22e édition, a démontré sa pertinence en jetant de multiples regards différents pour nous inciter à mieux comprendre les enjeux de notre monde. Nous reviendrons lors de leurs sorties probables sur Advocate de Rachel Leah Jones et Philippe Bellaïche, Ainsi soient-elles de Maxime Faure et Nîpawistamâsowin : nous nous lèverons de Tasha Hubbard, gagnant de trois prix.