Un. Deux. Trois.

CRITIQUE.
[ Scène ]

★ ★ ★ ★ ★

texte
Élie Castiel

Que

le

spectacle

commence!

Une mise en scène qui sort de l’ordinaire, se laissant
emporter par cette bouffée d’air frais qui envahit
autant la salle que les rangées face aux spectateurs
servant de seul décor, comme s’il s’agissait d’un
confessionnal laïc qui deviendra une sorte de salle de
réunion, genre AA, dans la troisième partie.

Un. Ou la promesse d’une vie ailleurs. Mani témoigne de son vécu en France, puis au Canada, puis au Québec – il faut dire ainsi puisque même si officiellement pas un « pays », il est différent du reste des membres de la Confédération. En cours de route, on dira que le Nouveau-Brunswick est la province la plus bilingue du Canada. Mais ça, c’est une autre histoire.

Je bifurque, certes, comme c’est le cas dans Un. Deux. Trois. où le génie extraordinaire de Mani Soleymanlou se permet des libertés lapidaires, directes, sans concessions. Le théâtre s’amène dans votre salon, dans votre intimité, ou encore dans une rencontre entre camarades qui voudraient discuter de l’état des lieux de la société.

Racisme systémique, binarité ou pas pou encore plusieurs genres – la biologie n’a jamais été aussi contestée –  politique, cacophonie généralisée, guerre en Ukraine, Israël, la Palestine… et, en passant, le côté, dans la vraie vie, juif, d’Emmanuel Schwartz, qui, à mon humble avis, le dévoile finalement, non sans gêne, du moins selon ce qu’on peut observer, à moins qu’il ne s’agisse d’effet d’interprétation. Et puis, quelques mots dits de travers par Mani pour que la solide amitié s’estompe provisoirement.

Un. C’est se sentir chez soi dans un autre chez soi, c’est tenter de s’intégrer dans l’inintégrable – Ma faute? Leur faute? – C’est le ressenti de la plupart de ceux et celles venu d’ailleurs au Québec (j’en ai la preuve concrète).

Le public jubile car ce qu’on n’ose pas dire ouvertement se manifeste finalement, sans demies teintes, sans fausses pudeurs ni inhibitions – Le Québec est champion en ce domaine.

Imposer une mise en scène profondément viscérale.
Crédit : Jonathan Lorange

Deux. La rencontre inévitable entre Emmanuel Schwartz et Mani Soleymanlou. Les deux exilés. L’un musulman (probablement peu ou pas pratiquant, peu importe), l’autre, (moitié) Juif, pas du tout pratiquant on suppose. La question-piège de la part de Mani : peux-tu me parler d’Israël? Parce qu’entre cet État et la judaïcité, quelles frontières? Question lourde de sens, de rapports ambigus, de situations embarrassantes. Le sujet est grave, mais dans la plume de Soleymanlou, essentiel, même si la réponse reste, à mon sens, inexplorée.

Le décor est dépouillé de tous ses personnages, sauf dans le cas de Mani et d’Emmanuel. La gravité du propos que le metteur en scène tente (et réussit) d’atténuer au moyen d’une stratégie de mise en situation entre le ludique et cet humour particulier, sans doute venu d’autres horizons à frontières.

Un. Deux. Trois. emballe la salle.  Celle-ci justifie son ovation debout. Nous sortons finalement de l’auditorium, devenant, le temps que dure le spectacle, quasiment un témoin à charge lucide et totalement complice.

Un rappel avant la dernière partie. La Révolution islamique en Iran de 1979 est évoquée, pièce de résistance à une Diaspora qui s’invite dans d’autres cieux plus cléments. Ce thème se trouve un peu partout dans Un. Deux. Trois. Chacun des chiffres suivi d’un point, comme si le temps était volontairement suspendu. Entre quelques élucubrations intempestives, du Bécaud et son Je reviens te chercher, que les deux brillants comédiens parodient allègrement alors qu’il s’agit d’une des plus belles chansons du répertoire populaire malgré les nombreuses décennies qui nous séparent. Idem pour Bambino, chanté en arabe (en fait, la même chose s’était produite dans le film de Michel Hazanavicius, OSS 117 : Le Caire, nid d’espions, un incontournable).

Trois. Là où le décor initial se transforme en cercle fermé (une sorte de quadrature du cercle) qui conduit à une cacophonie sans retenue. Les protagonistes, toutes générations et genres confondus, expriment leur doutes, leurs désirs, leurs frustrations. Mani est perdu, assis sur une chaise, regardant, démuni, ce beau monde envahir la mise en scène. Il réagit à peine, sans résultat.

Jouer le jeu jusqu’à l’épouisement des sens.
Crédit : Jonathan Lorange

Et quelques effets de style où sophistications des éclairages et mouvements (chorégraphiques) de foule rendent la pièce aussi émotionnelle que ludiquement poétique. Et du coup, arrêt pour revenir à la normale. Comme si du coup, Mani voulait nous rappeler que le Théâtre, ce n’est pas nécessairement la vie. La finale, d’une lucidité éprouvante, nous prouve jusqu’à quel point l’excercice de la création peut comporter des particularités abrasives.

Et ce racisme systémique? Cette intégration d’autres affinités? Cette identité québécoise qui ne cesse de se manifester ces derniers temps dans la sphère autant sociale que culturelle et politique?

Comme réponse : des interprètes de tous les horizons. Un intégration dans le bon sens du terme. Comme le Québec aurait dû le faire il y a bien longtemps.

En attendant, Un. Deux. Trois. emballe la salle.  Celle-ci justifie son ovation debout. Nous sortons finalement de l’auditorium, devenant, le temps que dure le spectacle, quasiment un témoin à charge lucide et totalement complice. Il est déjà minuit.

ÉQUIPE PARTIELLE DE CRÉATION
Texte
Mani Soleymanlou

Mise en scène
Mani Soleymanlou

Assistance à la
mise en scène
& Régie

Jean Gaudreau

Interprétation
Caroline Bélisle, Florence Brunet

Jean Marc Dalpé, Ziad Ek
Marie-Ève Fontaine, Israël Gamache
Nadia Girard Eddahia, Cory Haas
France Huot, Moriana Kachmarsky
John Gislain Kibaga, Anna-Laure Koop
Jean-Christophe Leblanc, Lionel Lehouillier
Danielle Le Saux-Farmer, Carla Mezquita Honhon
Meilie Ng, Dillon Orr, Anaïs Pellin
France Perras, Dominique Pétin
Chloé Petit, Eric Plamondon
Marco Poulin, Caroline Raynaud
Gabriel Robichaud, Marie-Madeleine Sarr
Emmanuel Schwartz, Mani Soleymanlou
Manon St-Jules, Ines Talbi
Elkahna Talbi, Chloé Thériault
Xavier Yuvens, Jean-Charles Weka, Anais West

Lumières
Erwann Bernard
Martin Sirois

Production
Orange Noyée en coproduction avec le
Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et
le Festival TransAmériques.

Durée
4 h 50 min.
[ Incl. 2 entractes ]

Diffusion & Billets @
Duceppe – 19 h
Jusqu’au 23 octobre  2022

Avis
NB : Duceppe affiche complet  pour toutes les représentations. Il sera présenté dans d’autres villes. Voir site-Duceppe.

ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]