Vivre ma vie

RECENSION.
[ Biographie ]

★★★★★

texte
Élie Castiel

Emma

et

Sasha

C’est sans doute le livre le plus cinématographique que j’ai eu l’occasion de lire jusqu’à date. Chaque situation, chaque personnage ressemble à un ouvrage en mouvement. Des cinéastes comme Margaret von Trotta auraient pu s’emparer de Vivre ma vie : Une anarchiste au temps des révolutions pour en tirer une épopée intime, comme elle l’avait fait avec Rosa Luxembourg (1986) et Hannah Arendt (2012). Sans doute, une saga de plus de trois heures qui aurait révélé une grande pasionaria aux yeux du monde.

Une brique, plus de 1 000 pages, d’une aventure intime et politique, celle d’une femme totalement investie dans le politique, le social, le littéraire, l’artistique et tout ce qui touche l’âme humaine. Emma Goldman.

Juive de naissance. Dans l’Empire russe du 19e siècle, plus précisément en 1869. À 16 ans, elle s’exile aux États-Unis. Elle se battra corps et âme pour la cause des travailleurs, des moins nantis. Elle devient « anarchiste » dans un pays où le capitalisme se fait de plus en plus virulent. Son livre-fleuve, rédigé presque toujours à la première personne, est dans le même temps un roman passionnant, des histoires d’amour avec des hommes qui, eux aussi, ont influencé les nombreuses luttes syndicales de la fin du 19e et les 20 premières années du 20e siècle.

Aux États-Unis, une plaie pour la majorité, libérale, et obsédée par les lois du profit. Une obsession pour la Russie émanant d’une femme dont le principe de vie est une lutte constante. La Russie, un pays qui petit à petit, se débarrasse de son poids tsariste pour une société bolchevique qui comporte aussi des communistes et autres partisaneries soi-disant libératrices, censées donner au peuple un pouvoir qu’il n’a jamais eu. On se demande ce que le fameux Octobre russe a produit. Goldman va s’en rendre compte à ses dépens.

La lecture, épuisante, puisqu’aucun événement ne nous échappe et notre attention est constante. On a l’impression qu’on n’avance pas alors que chaque jour nous lisons le plus de pages possibles. Impossible de s’arrêter.

Le chapitre 52 (Rêves d’une vie, brisés en Russie) sera le plus long dans cette très concise traduction de Living My Life, publié en 1931 (Knopf) et réédité par Dover en 1970. Nous recensons l’Édition de poche de 2022, éditée par L’échappée. La version française de Laure Batier et Jacqueline Reuss demeure d’une modernité sidérante. Grâce à une connaissance parfaite de la langue anglaise et un travail de recherche hallucinant sur la principale protagoniste, les deux traductrices ont réussi à saisir l’âme, la pensée et le for intérieur d’une femme politique qui a connu des contemporains aussi illustres que Rosa Luxembourg, Lénine, Trotski ou encore des John Reed, côtoyer, même si brièvement des Magnus Hirschelfd, le grand sexologue. Dans leur traduction, quelques bas de pages illustrent les quelques erreurs factuelles de Goldman, sans doute trop pressée de conclure sa biographie.

Les deux moments clé de sa vie active : l’Affaire [Leon] Czolgsz, point de départ vers un retour en Russie, et surtout la tragédie du Cronstadt. Sa vie change, fait éclater ses rêves, ses croyances, ses valeurs. Elle rédigera sa brillante biographie quelques années avant son décès, en 1940.

« If voting changed anything, they’d make it illegal. »
« Si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que ça serait interdit. »
Emma Goldman

Dans sa vie, plusieurs hommes, mais un seul « grand amour » Sasha (Alexandre Berkman). Juif et Russe lui aussi, tous les deux vivant leur vie par le biais d’un rapport humaniste au christianisme ambiant. Non pas par lâcheté envers leurs origines, mais par ce que cette foi apporte de spirituel au monde. Le judaïsme, surtout pour E.G., c’est surtout l’influence yiddish, les petites traditions qui sont plus une affaire d’us et coutumes, plus que de rituels. Elle s’impliquera d’ailleurs dans les mouvements anarchistes que Batier et Reuss appellent « yiddish ». Une époque où une partie de la judaïcité est-européenne est bercée par la lutte contre les inégalités sociales, plus proches de l’activité humaine que de la religion.

Mais le grand combat est la Russie que Goldman porte en son cœur. Rêves brisés lorsqu’elle réalise que le pouvoir des Tsars laisse la place à une dictature d’état. Le dernier petit paragraphe laisse entendre ce qu’elle lui reste à faire.

Puissant, édifiant, nous laisse croire de nouveau en l’être humain. Et mine de rien, vous découvrirez que par les temps qui courent, en Russie, avec la guerre en Ukraine, les choses ne semblent pas avoir vraiment changé. L’Histoire se répète, insensible à la souffrance humaine.

NB : Dans le film Red / Les rouges (1981), de Warren Beatty, Maureen Stapleton joue le rôle de Emma Goldman.

Emma Goldman
Vivre ma vie : Une anarchiste au temps des révolutions
Paris : L’échappée, 2022

[ Traduction de Living My Life
par Laure Batier
et Jacqueline Reuss ]
Format : poche
1 128 pages
[ Non illustré ]
ISBN : 978-2-3730-9105-2
Prix suggéré : 37,95 $

ÉTOILES FILANTES
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