Eipides
… Dimitris, Dimitri

RECENSION.
[ Hommage ]

★★★★

texte
Élie Castiel

Tirage confidentiel limité à 3 000 copies, une publication du Festival de Thessalonique, mieux connu en tant que TIFF (Thessaloniki International Film Festival). Le personnage en question : Dimitri Eipides, disparu cette année après une vie consacrée au cinéma, particulièrement à le promouvoir par le biais de festivals un peu partout.

Profession : programmateur, fier, assumé, digne, aux choix prononcés. L’hommage attribué a donc un double-sens : d’une part, le souvenir impérissable d’un homme de goût, intellectuel, timide mais cachant une extraordinaire vision du cinéma à travers ses relations professionnelles avec les grands de ce monde, ces cinéastes qui ont compté, qui comptent ou continuent d’innover. Et découvrant constamment de nouveaux talent. Très dur, mieux dit, sévère, envers le cinéma grec, ce qui est tout à fait normal.

L’album-hommage a ceci de particulier qu’il parle des travailleurs de l’ombre, comme, justement, les programmateurs, le même cas pour les artisans derrière tout ce qui touche au cinéma et même, j’ajouterai, les critiques, sauf quand ces derniers sont influents.

Sur ce point, Bravo au TIFF grec. Grand travail de mise en scène et de concept exceptionnel. Un outil de collection mis en scène comme s’il s’agissait d’un film d’auteur.

Le mouvement

perpétuel

Dimitri Eipides.
Crédit : TIFF (Grèce)

Pour Eipides, une relation presque incestueuse avec le 7e Art, un médium non pas de consommation, tel un produit commercial quelconque qu’on absorbe rapidement pour bien vite l’oublier, mais une expression artistique, un partage existentiel entre le spectateur et le filmé. Somme toute, un dialogue rafraîchissant et raisonné avec les images, leurs significations et la vie, tout simplement.

Encore une fois, homme de goût, d’un appétit, d’une attirance pour le difficile à saisir, pour tout ce qui force le regard à se convertir en combattant, en guerrier pour mieux comprendre ce qui se cache derrière l’imaginaire de chaque créateur.

Ceux et celles qui lui rendent hommage dans ce livre bilingue (grec et anglais) ont pour noms Elias Kanellis, Piers Handling, Andréa Picard, Sara Driver, Toby Lee, Béla Tarr, Ulrich Seidl, Ally Derks, Alberto Barbera, Mohsen Makhmalbaf, Jafar Panahi, Tassos Mantzivanos, Maria Katsounaki, Yorgos Krassakopoulos et un de nos symboles festivaliers, Claude Chamberlan, ex du FNC (Festival du nouveau cinéma) de Montréal. Ils ont formé un couple de professionnels du monde festivalier.

Ces signatures, dont certaines nous sont connues, sont-elles prises au hasard ou ont-elles été mises en scène, ou plutôt mises en page? Chacun, chacune signe un écrit-hommage, instantané, senti puisque la forme l’exige, imparfait même car c’est ainsi que s’exprime l’âme lorsqu’elle souffre de chagrin.

La douleur d’une perte majeure dans le royaume imparfait du cinéma : sa tristesse, ses angoisses, ses joies, son imaginaire. Le monde des festivals, là où Dimitri aura vécu la plus grande partie de sa vie. Voyages, arrêts temporaires dans différents lieux, endroits d’extase et parfois de perdition.

Sans doute, l’excellent travail graphique (dessins, cartes d’identité, passeports, visas d’entrée dans divers pays et autres insignes identitaires…) de la firme Karlopoulos & Associates en dit long sur Dimitri, sur son état métèque, tel un « juif errant » ou mieux dit un Ulysse ayant fait un grand voyage pour retrouver une passion : le cinéma.

Et ces séjours, courts ou prolongés et à un certain moment, sporadiques à Montréal – nous ne raconteront pas tout puisque Chamberlan le décrit à sa façon – où l’accueil, d’abord délirant car exprimé à une époque où le cinéma a, à Montréal, une certaine importance, qu’il se dirige vers la bonne voie, que celui d’auteur se précise et que les manifestations cinématographiques connaissent une poussée fulgurante, s’étiole lentement mais sûrement. Nous sommes dans les années 70 et l’autre, comme encore aujourd’hui, ne sait pas vraiment où il se trouve.

Effectivement, pour Eipides, une sensation de mal-être. Eipides, un nom étranger, une personnalité non conforme à la majorité. Il ne s’agit peut-être pas de xénophobie ambiante, mais de crainte de l’autre, de disparité avec ce qui nous est étranger. J’ai connu Eipides. Il a partagé avec moi, discrètement, parfois en grec (dans mon cas, décousu et approximatif) plusieurs de ses sentiments intérieurs. Je ne divulgue rien, mais j’ai tout compris dès les premiers instants, dès les premières paroles prononcées. Ce sentiment d’être ici, et pourtant ailleurs, donc de nulle part.

Des images qui s’entremêlent comme le parcours d’un long voyage.
L’hommage est ainsi construit en plus des mots.
Crédit : TIFF (Grèce)

Eipides, c’est, à en juger par ces échanges, ces dialogues posthumes avec un Homme de cinéma, un véritable « mensch » comme disent parfois nos amis anglos – idéalisent parfois l’homme en question, l’angélise pour le placer dans le panthéon des Grands, comme il le mérite d’ailleurs. Pour certains, peut-être un peu trop, mais le jeu en vaut la chandelle.

On ne sait rien de sa vie privée, de ses inclinations affectives ou autres, mais on apprend beaucoup sur d’autres aspects, et c’est ce qui compte, sur ses choix artistiques, ses rapports avec la littérature et l’art en général, peut-être pas assez sur ses penchants idéologiques et/ou politiques. Au cinéma, ça compte quand même. À moins que ses choix de films révèlent quelque chose.

Sans doute, l’excellent travail graphique (dessins, cartes d’identité, passeports, visas d’entrée dans divers pays et autres insignes identitaires…) de la firme Karlopoulos & Associates en dit long sur Dimitri, sur son état métèque, tel un « juif errant » ou mieux dit un Ulysse ayant fait un grand voyage pour retrouver une passion : le cinéma. Eipides ou le mystère d’une passion.

C’est déjà suffisant puisqu’en fin de parcours, chacun de nous se doit de laisser ne serait-ce qu’une parcelle de mystère.

[ Un grand merci au TIFF (Grèce) de me faire parvenir gracieusement une copie de ce livre-hommage. ]

Elise Jalladeau
(Responsable du projet)
Eipides : Dimitris, Dimitri
Édition bilingue (grec, anglais)

Thessalonique : TIFF, 2021
224 pages
[ Avec illustrations ]
ISBN : 978-6-1884-7686-8
Prix suggéré : info@filmfestival.gr

ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]