The One Dollar Story

CRITIQUE.
[ Scène ]

★★★★ ½

texte
Élie Castiel

Tout d’abord une écriture, une plume ciselée, celle de Fabrice Melquiot, également metteur en scène, interprète et essayiste aguerri. Bref, quelqu’un qui se prête à corps perdu sur ce qui implique l’intellect.

Le titre anglophone de ce récit intentionnellement et farouchement exsangue n’est pas une trahison à la langue de Molière, mais une tentative de s’impliquer dans une certaine Amérique, l’intellectuelle, celle de ces individus en constante crise existentielle, défiant par là-même les mythes fondateurs d’un large territoire qui ne cesse de se redéfinir, voire de revendiquer le lieu, l’instant, le moment où la mémoire ou son manque, le souvenir et son absence oblige à déblatérer.

Elle est seule sur scène, Jodie Casterman, au chevet de son père mourant. Elle va dévoiler à chacune et à chacun dans l’auditoire les secrets de ses origines. Une confession qui ressemble plus à une autothérapie à la cadence des mensonges et des vérités que lui administre son cerveau. Elle se défend bien, se perd à l’intérieur de ces mondes qu’elle s’invente, ou peut-être pas.

La scène, plutôt un décor unique qui s’approche du néant, le blanc domine et s’accapare du Prospero, ce théâtre intime devenant quasi-victime de l’écrit de Melquiot et des agissements de l’unique interprète. Une glacière (frigo) commerciale où « siègent » quelques bouteilles (eau et autres), des mandarines… On saura plus tard que ce grand objet banal vient peut-être d’un autre monde. Ne pas oublier les chaises de fortune qu’on peut utiliser comme des ballons de jeu puisqu’elles ne peuvent jamais être brisées.

On the Road

Mur gauche et mur droit où l’on projette des vidéos en noir et blanc à l’image le plus souvent floue comme pour figurer le caractère incertain des situations et de la protagoniste, sauf peut-être lorsque les visages, toujours en noir et blanc, de ces femmes réelles ou imaginées se prononcent et semblent dire des vérités. Elles ont sans doute été.

Mensonges ou vérités? Telle paraît le devise de l’auteur. Manipuler intellectuellement le spectateur, le sommer d’articuler sa propre réflexion sur ce qu’il est en train de voir sur scène. Combler les trous à remplir dans l’écriture d’une pièce d’une complexité hallucinante.

Et puis Roland Auzet, metteur en scène, totalement au diapason de l’auteur, comme s’il devait se rapprocher le plus près possible de l’unique personnage présent, comprendre sa démarche. Une sorte de mise en abyme du « rapprochement aux autres ».

Les mots ne sont plus censurés. On parle de l’amour qui manque, du sexe qui se profile dans tous les horizons. On décrit la chair, les cavités sexuelles féminines ou masculines. À tel point que le corps charnel n’est plus un objet ou intervenant érotique, mais un appareil biologique comme n’importe quelle partie du corps. Mais où est donc le désir?

Le flou, une façon d’envisager le monde.
Crédit : Maxime G. Delisle

Ce qu’on entend, émanant d’une puissante Sophie Desmarais totalement investie dans son personnage, ce sont ces mots qu’on censure d’habitude, mais que les organisateurs du spectacle croient bon de conserver. C’est un spectacle adulte, sans doute, si l’on accordait les mêmes critères qu’au cinéma, « interdit aux moins de 18 ans ».

La mise en scène, il faut quand même parler. Superbement contrôlée, situant Jodie Casterman dans des no man’s lands, ces terrains à découvert propres, par exemple, à un Jack Kerouac au féminin. Leonard Cohen s’infiltre dans ces paysages dans le brouillard, dans le désordre de la mémoire et des sentiments intérieurs. La mise en scène, une fois de plus, suit cette logique antagoniste.

Jamais la scène, dans son immense totalité n’aura été aussi assiégée. Cet espace dramaturgique tout de blanc répond aux plafonds et hauteurs noirs comme s’il s’agissait d’une cage, d’une prison à air libre.

Ou peut-être, sans doute, sans nul doute, que nous finissons par comprendre ce monde grâce à l’entêtement, à la détermination sans bornes d’une présence féminine, une véritable « bête de scène ».

La pièce aurait pu être réduite de quelques minutes, question pour l’auditoire de pouvoir enregistrer comme il faut ce trop d’informations. Et une conclusion qui relève de la science-fiction. Une métaphore de la part de l’auteur (et du metteur en scène) qui illustre la folie du monde. Jodie Casterman s’en sort par les moyens les plus fous, émanant aussi des mots de Cohen, l’auteur-compositeur-chanteur-poète ou des gestes de Trisha Brown, la chorégraphe et William Forsythe, lui aussi du domaine de la danse, ces mouvements du corps et de l’esprit qui nous conduisent hors de notre monde réel, mais que nous aimons découvrir comme des moyens thérapeutiques à la condition humaine.

Ou peut-être, sans doute, sans nul doute, que nous finissons par comprendre ce monde grâce à l’entêtement, à la détermination sans bornes d’une présence féminine, une véritable « bête de scène ».

ÉQUIPE PARTIELLE DE CRÉATION
Texte
Fabrice Melquiot

Mise en scène
Roland Auzet

Interprète
Sophie Desmarais

Assistance à la mise en scène
Valérie Drapeau

Sandy Caron

Scénographie & Lumières
Cédric Delorme-Bouchard

Costumes
Sophie El Assaad

Musique
Victor Pavel

Roland Auzet

Vidéo
Pierre Laniel

Conception sonore
Bernard Grenon

Voix off
Pascale Bussières

Production
La Veillée
Act Opus (France)

Durée
1 h 30 min

[ sans entracte ]

Diffusion @
Prospero
Jusqu’au 16 avril 2022

[ Horaire selon la journée ]

ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]