Anthony Giacchino & Alice Doyard
ENTREVUE.
Réalisée et traduite
en partie de l’anglais
par Élie Castiel
Quelques questions et des réponses qui définissent en quelque sorte l’idée derrière la proposition d’Anthony Giacchino pour Colette, un des courts métrages documentaire nommés aux Oscars cette année. Un récit de courage, certes, mais surtout d’entêtement, de détermination, de quelque chose qui évoque la mémoire retrouvée, cet instinct indicible face à l’Histoire.
Et pour les protagonistes, Colette et son frère (qu’on ne verra que dans le souvenir), faire partie de ce 1 % de Français qui ont résisté à l’Occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Héros ? Combattants ? Amour inconditionnel d’une France libre fidèle à sa tradition millénaire ? Qu’importe, le cinéaste américain s’est penché sur ce sujet jamais abordé au cinéma, ou du moins rarement, sans faire trop de bruit. Comme si la mémoire était complice de l’ineffable oubli, ennemi du regret.
Pandémie oblige, nous avons rencontré par Zoom le réalisateur et une des productrices, Alice Doyard, proche non seulement du projet en termes de réalisation, mais également du thème dont il est question. C’est ce qui explique aussi à quel moment l’un ou l’autre répond à la question posée.
Renouer les fils
de la mémoire
Anthony Giacchino, quelle a été la genèse de ce projet ?
Giacchino : En fait, à un certain moment, j’ai rencontré Alice et lui ai parlé du projet. J’étais allé en France pour trouver un récit à monter sur la Seconde Guerre mondiale. Avec Alice, j’ai abordé la question de la langue du fait que je ne parle pas français. En 2018, Colette s’est imposée comme une évidence. Du fait de son parcours, de son caractère, de son sens épique des évènements. C’était la première fois que nous étions devant une femme aussi remarquable. Bien entendu, 90 printemps, mais d’une jeunesse à la limite de l’éternel. Une fois les problèmes de la langue résolus, nous avons commencé le tournage.
De nombreux films ont été faits sur la Deuxième Guerre mondiale, particulièrement ceux évoquant la Shoah. Parler des Résistants français, je pense qu’il y en a eu peu, ou peut-être aucun. Colette n’est-il pas pour vous un défi, un acte de courage ?
Doyard : Effectivement. Anthony est passionné par l’Histoire. Moi, de mon côté, en tant que productrice (et réalisatrice de documentaires), c’est pour donner la parole à des gens qui ont d’importantes choses à dire, à raconter, à laisser des traces dans la mémoire collective. Voilà des mois que je travaille sur les femmes pendant le temps de la Résistance, ce qu’elles ont à dire et à contribuer dans le grand livre de l’Histoire.
Giacchino : Colette, une combattante, une battante, certes autoritaire, mais ayant conservé une tendresse innée qu’elle déploie à certains moments dans le film. Nous avons contacté ensuite la jeune Lucie, 17 ans à l’époque, bénévole dans un musée où elle rédigeait des biographies pour le compte d’un livre important sur les déportés français vers Mittelbau Dora, près de Nordhausen, en Allemagne. Colette n’avait jamais été dans un camp de concentration. Une fois le projet entamée, elle s’est rendue compte que Lucie devait nous accompagner dans ce périple émouvant.
En quelque sorte, Lucie, par association, fait donc partie de cette histoire, si je peux me permettre, ancienne dans le temps.
Doyard : Je peux répondre pour Anthony et moi, et aussi pour Lucie. Elles sont toutes deux si proches de la caméra. Parfois elles ne forment qu’une seule entité historique, ou mieux dit narrative. D’ailleurs, on se demandait constamment comment nous étions parvenus à créer cette sorte de symbiose.
Giacchino : Je suis d’avis qu’au départ, Lucie voulait s’inscrire dans ce projet parce qu’essentiellement intéressée à l’Histoire, avec un grand H, et que ça serait une occasion pour elle de répondre à son expérience, sans savoir néanmoins quel impact le résultat aurait sur elle. Pour Lucie, c’était avant tout une aventure, comme de nombreuses autres aventures. Mais elle a réalisé vite que les livres, les documents, les archives ne peuvent pas reproduire la réalité brute, immaculée, véridique. En même temps, le film a eu sur elle un impact émotionnel considérable. Et cela est concrètement palpable dans le résultat. Dans le cas de Colette, le tout prend une autre dimension. Au début, il y a une sorte d’hésitation, non pas agressive, mais distanciée. Est-elle prête à affronter de vieux démons intérieurs ?
À mesure que le récit avance, se crée une sorte de champ/contrechamp particulier entre les deux personnages de cette histoire sur la résurgence de l’Histoire. Une voie de tous les possibles.
Doyard : Nous étions toute l’équipe aux petits soins de Colette et ceux de Lucie. Et qu’autour d’elles, se formaient à la fois un cercle de sécurité et une relation de confiance qui leur permettaient d’être prêtes à se laisser aller et à nous offrir ce qu’elles éprouvaient. Et nous aussi, en tant que cinéastes, nous avons donné beaucoup pour arriver à ce niveau d’honnêteté.
Giacchino : Lorsque nous avons terminé le film, et je n’invente rien, c’est tout à fait sincère, j’ai dit d’une voix prise entre l’émotion et l’étonnement que nous venions de réaliser un film en français, sans parler la langue. Je n’y croyais pas.
Au cours de la relation qui unit les deux femmes et des situations dont il est question, le film se transforme en une sorte de fiction, ou quelque chose qui lui ressemble.
Giacchino : Certains épisodes, il est vrai, ressemblent à un scénario écrit pour un film hollywoodien. En quelque sorte, rien ne garantissait que Lucie et Colette deviendraient si proches l’une de l’autre. Il arrive un moment où il est difficile de contrôler, voir même de maîtriser certains évènements. À un moment donné, le film traverse tout seul son chemin. Il prend les commandes. Il vaut mieux ne rien faire et l’accepter. Du moins, sur le plateau de tournage, c’est la règle à suivre, la philosophie que nous nous étions donnée. À un moment, sans qu’on s’y attende, l’art imite la réalité ou encore plus, la vie. C’est sans doute de cela que vous parlez.
Oui, une façon de voir les choses. Mais j’y ai vu quelque chose de plus mystique. Quelque chose d’instinctif, de spontané, d’inattendu. Comme une épiphanie.
Giacchino : Effectivement, à mesure que nous filmions, on discutait souvent de cette possibilité. De cette éventualité qui arrive sans s’annoncer, sans qu’elle soit mise en scène. Lorsque c’est arrivé, nous avons alors compris que la tension était forte, palpable, même dans sa certitude inexprimable. C’est alors qu’à l’intérieur de ce phénomène mystique, on s’est rendu compte que Colette avait besoin d’oublier le passé pour survivre ; et que Lucie devait s’en souvenir pour en tirer une leçon.
Dans une société contemporaine où la mémoire est évacuée au profit de l’immédiat, de l’individualisme et du refus de l’Histoire, Colette donne l’occasion à toutes les générations de se rappeler de l’importance des récits du passé pour mieux faire face au présent et prédire un meilleur futur, des lendemains plus prometteurs. Vore film est aussi un défi sur le temps.
Giacchino : Lucie, qui a aujourd’hui 19 ans, a une réponse à votre question : « les jeunes d’aujourd’hui, ceux de ma génération, sont plus impressionnés par les images en mouvement, par le cinéma dans son ensemble, et moins portés par la lecture ou même écrire sur cette page de l’Histoire que la plupart ne connaissent pas. » Faute sans doute des nouveaux enjeux en matière de pédagogie un peu partout dans le monde. En somme, une façon de renouer avec les fils de l’Histoire.
Doyard : Parler de cet épisode de l’Histoire, c’est à la fois inspirant et édifiant. Ça ramène l’idée de la parole collective dans une société trop axée sur l’égocentrisme.
Giacchino : Notre film fait partie des courts métrages documentaires nommés à la 93e remise des prix. Hasard ou pure coïncidence ? Colette fête cette même journée son 93e anniversaire.
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