Bertrand Blier
< 1939-2025 >

H O M M A G E

texte
Pascal Grenier

Merci pour

le cinéma

 

Bertrand Blier est de ces cinéastes qui, d’un geste, d’une réplique, transcendent le cadre. Son cinéma, à la fois jouissif et corrosif, est une leçon de liberté, une célébration de l’iconoclaste. Rarement un réalisateur aura manié avec autant de brio l’art du dialogue. Chez Blier, les mots claquent, roulent, s’entrechoquent, s’élèvent. Ils prennent vie, deviennent des personnages à part entière, tout aussi essentiels que les corps et les regards qui les portent.

Il éclate avec Les valseuses, son troisième long métrage où il marque un tournant dans le cinéma français, propulsant Gérard Depardieu et Patrick Dewaere au rang d’icônes tout en brisant les conventions avec un récit où l’impertinence se fait manifeste. Le film ne cherchait pas à plaire mais à choquer, à provoquer, à déranger, et c’est précisément pour cela qu’il est devenu un classique. Ce même goût pour la provocation irrigue toute son œuvre. Chez Blier, l’audace n’est pas une posture : c’est une nécessité. Il n’a jamais cédé à la facilité ni tenté de séduire un public plus large au détriment de son regard singulier.

Prenez Buffet froid, où l’absurde s’immisce dans chaque recoin d’un monde à la fois glaçant et hilarant. Blier y cultive un sens du non-sens qui rappelle les grandes heures du théâtre de l’absurde, tout en l’inscrivant dans une réalité qui grince. Dans Merci la vie, il touche à l’apogée de son art. Ce film, souvent injustement mésestimé, est une véritable symphonie où l’humour noir, le tragique et le fantastique se mêlent avec une grâce qui défie les classifications. À travers ce récit en forme de puzzle, Blier nous montre l’humanité dans toute sa splendeur et sa cruauté, toujours avec cet équilibre fragile entre le grotesque et le sublime.

Les valseuses, son film culte.
Crédit : Moviestore / Rex Features

Et que dire de Notre histoire , où il plonge Alain Delon dans un rôle à contre-emploi, révélant des facettes insoupçonnées de l’acteur. Blier, en alchimiste des émotions, transforme le banal en extraordinaire, la mélancolie en poésie. Ce film, tout comme ses autres œuvres, porte l’empreinte d’un auteur qui a toujours su rester fidèle à sa vision, malgré les critiques, malgré les modes.

Car Bertrand Blier, c’est aussi cela : une intégrité inébranlable. Face à une industrie parfois frileuse, il a maintenu le cap, préférant creuser son sillon unique plutôt que de céder aux sirènes du conformisme. Il a refusé de se plier aux attentes, forgeant une œuvre à part, inclassable, où l’humour, la tragédie et la subversion cohabitent avec une élégance rare.

Bertrand Blier est un titan du cinéma français, un explorateur des marges, un poète de l’absurde. Ses films ne se regardent pas : ils se vivent, s’éprouvent. Ils bousculent, interrogent, bouleversent. Et s’il est vrai que son cinéma a parfois divisé, c’est précisément parce qu’il dérangeait, qu’il osait là où tant d’autres se contentaient de rassurer. Voilà pourquoi son importance dans le 7e art est indiscutable. Merci la vie, merci Blier.

Gena Rowlands
< 1930-2024 >

H O M M A G E

texte
Élie Castiel

Une femme

sans influence

Gena Rowlands

Elle vient d’entamer son dernier parcours, à un âge vénérable, 94 ans, mais d’une maladie qui ne pardonne pas. Émotion pour les cinéphiles, les purs, les vrais, pas trop nombreux de nos jours.

Gena Rowlands, c’est surtout l’époque John Cassavetes, le Gréco-américain, celui d’une certaine forme de cinéma. Celui qui épouse une de ses muses de la toile blanche, qui peint les visages autant féminins que masculins par l’entremise de zones d’ombres et d’imprécisions voulues. Une nouvelle forme de cinéma qui naît avec lui. Lui, parti avant l’âge.

Chez ce couple, une intimité cinématographique qui dévoile ses formes à mesure que le situations prennent des tournures dramatiques, ou tragiques (Cassavetes, après tout, possède un héritage antique). Rowlands le suit, s’assimile entièrement à cette idée de la vie et des images en mouvement, s’abandonne dans l’art indiscret de l’interprétation en y apportant une qualité circonspecte, délicate, non dénuée de sens et de distinction.

A Woman Under the Influence (Une femme sous influence) est un exemple concret. Rowlands se plie aux exigences d’une direction-d’actrice exigeante de l’auteur, bien qu’elle souffre parce que ça lui donne l’impression d’y laisser sa peau.

Poids un peu moins sévère dans Opening Night, du moins pour le cinéaste. Pour elle, l’actrice dans le film est une mise en abyme dévastatrice qui confond scène dramatique et cinéma… et vie en quelque sorte.

D’accord, on citera tout de même le succès populaire de The Notebook (Les pages de notre amour, ici, N’oublie jamais, en France) du fils de l’autre, Nick Cassavetes.

Avec Gloria, c’est un nouveau registre pour Rowlands dans l’art de l’interprétation. Dans Minnie and Moskowitz, la comédie dramatique lui sied à merveille. Les hommes dans ses films : Ben Gazzara, Peter Falk, Seymour Cassell, un peu comme le Clan-Cassavetes qu’on retrouve partiellement dans l’un des plus beaux joyaux de Cassavetes, Husbands.

Un rituel comme dans les tragédies grecques.
Gena Rowlands, dans Opening Night.

Ce prolongement de la vie à l’intérieur du cinéma n’est-il pas le reflet d’une réflexion profonde entre l’art et la vie, le vécu et la finitude ?

Gena Rowlands, elle aussi, s’étend, du moins tant que John Cassavetes existe dans ce paradigme créé par lui-même; elle, en muse accomplie, complice d’un amour infaillible et témoin de petits drames du quotidien qu’on assimile particulièrement au metteur en scène.

Ça faisait longtemps qu’on avait perdu de vue Gena Rowlands. Dans un sens, c’est tant mieux, car c’est d’elle presque parfaite qu’on peut se rappeler. Sublimement intacte, notamment pour souligner l’importance d’une des plus belles et inventives époques du cinéma américain.

Une actrice sans influence, ou au contraire, sous influence puisque bercée par le pinceau parfois hautain d’un peintre exigeant, idéaliste, souverain ? Tout autrement, une grande actrice, une comédienne exemplaire, une femme-complice, un amour irréversible avec l’homme qu’elle comprend, qui la comprend. Les deux mentalités s’assemblent, se querellent quand il le faut, « s’approprient la vie », sont aussi exigeants que fugaces face à leurs métiers. Le cinéma, à leurs yeux, est un partage de toutes les illusions, comme dans la vie.

Ça faisait longtemps qu’on avait perdu de vue Gena Rowlands. Dans un sens, c’est tant mieux, car c’est d’elle presque parfaite qu’on peut se rappeler. Sublimement intacte, notamment pour souligner l’importance d’une des plus belles et inventives époques du cinéma américain.

Maurice Elia
< 1945-2024 >

H O M M A G E

texte
Élie Castiel

Un regard lumineux

sur l’éternel féminin

Maurice Elia

Malgré les apparences, voulant confirmer son amour indéfectible pour le cinéma, c’est sous la bannière de l’écriture de romans que Maurice Elia brosse sa plume, aiguisée, candide dans le même temps, humaniste dans tous les cas. Des individus, des femmes surtout qui lui rappellent ces héroïnes, muses idéales du grand écran, par leurs gestes, leur comportement, leur enthousiasme face à la caméra.

Car pour Elia, le geste comme écrivain ressemble à une mise en scène de cinéma. Mais sans l’aide de collaborateurs ou de collaboratrices. Seul devant son ordinateur et l’esprit libre pour penser, pour créer des situations. Même dans ses écrits autobiographiques d’une douceur placide et d’une nostalgie infinie, on sent ce côté candide de l’enfance, d’une certaine joie de vivre et, selon le cas, de ce Moyen-Orient qu’il idéalise comme l’un des plus beaux endroits du monde. Culture multiple, arabophone, française, séfarade.

Il nous a quitté trop tôt, à 79 ans, de nos jours encore « jeune ». Il a été professeur de français (où il intègre souvent le cinéma) à Dawson College, collabore pendant de nombreuses années à l’une des trois revues francophones québécoises de cinéma où, au départ de l’un des fondateurs, il devient rédacteur en chef. Il abandonne quelques années plus tard. Je reprends le flambeau pendant presque vingt ans.

Des petits ou gros bouleversements de parcours, chacun à son moment, nous ont tous les deux obligé de céder notre place. Mais cela est une autre histoire qui mérite d’être racontée à la bonne occasion.

Pendant longtemps, il travaille dans la rédaction du programme officiel du Festival des films du monde de Montréal. Grâce à lui, j’intègre les rédacteurs et restent jusqu’à la dissolution du festival, occupant vers la fin divers postes importants.

Michel Piccoli et Romy Schneider dans Les choses de la vie, de
Claude Sautet, un des films préféré de Maurice Elia.

Maurice Elia, c’est surtout cet amour infaillible de la femme. Celle vue par des hommes comme Claude Sautet, Patrice Leconte, Jean-Luc Godard (celui de la Belle époque) ; oublier l’importance qu’il accorde à Claude Chabrol et ses années Stéphane Audran, c’est simplement de l’hérésie. 

Elia, c’est l’embellie d’une passion, d’un amour dont on ne peut saisir l’importance aussitôt. C’est la femme qui aime, qui tient à ce qu’on l’aime, qu’on vénère et soudain, on abandonne comme si rien ne s’était passé. Amours jurées, idylles, ruptures. Comme dans Les choses de la vie, de Sautet.

L’écriture de romans à la forme-Elia, c’est entrer immédiatement, à têtre reposée, dans un univers cinématographique qui défile à travers les mots et les situations, mais l’auteur ne confond certes pas « scénario » et « roman ». Une sorte de stratégie qu’il est seul à créer, à insuffler, non pas tel un prestidigitateur, mais comme convaincu de posséder les convenances de la passion. Sans rien de plus, ou sans doute cette foi inébranlable envers l’humain.

Moderniste ? Conformiste ? Simplement conteur ? Rien de tout cela, simplement actuel selon l’époque vécue. Comme au cinéma.

[ … ] l’éternel féminin demeure la principale source d’inspiration pour cet homme de lettres intime, imbibé d’images en mouvement, de profonde inspiration, quelque chose qui a affaire à la création. Dans sa vie comme dans ses multiples entreprises.

 

Dans son dictionnaire spirituel des femmes dans le cinéma, il y avait, entre autres, Romy Schneider, très présente, chez Sautet, Brigitte Bardot, celle surtout de La vérité ou Le mépris), Anna Galiena (Le mari de la coiffeuse) Angela Molina (Cet obscur objet du désir).

Mais il y a aussi les peintres de ces modèles : ceux cités et pourquoi pas Claude Miller, Bertrand Tavernier, Costa-Gavras, Andrzej Żuławski. Le tumulte de la vie, la soumission totale à l’amour. Et surtout, des amours à la française. La France, qu’il adopte intérieurement, comme une confession de foi. Cette France de l’époque des réalisateurs mentionnés, une France, aujourd’hui souvent décriée, souvent à tort, par moments, à raison.

L’odyssée de Maurice Elia est parfois semée de légères embûches, d’obstacles qu’il parvient toujours à contourner.

Mais l’éternel féminin demeure la principale source d’inspiration pour cet homme de lettres intime, imbibé d’images en mouvement, de profonde inspiration, quelque chose qui a affaire à la création. Dans sa vie comme dans ses multiples entreprises.

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