Ennio Morricone [ Première partie ]
La furia dell’arte!
Nous consacrons en différé, à l’occasion du décès récent du grand compositeur de musique de film, Ennio Morricone, non pas une simple rubrique nécrologique de circonstance, mais un copieux dossier de fonds en forme d’hommage. Nous allons aborder dans une première partie, qui suit, ses origines modestes, ses débuts prometteurs et sa collaboration privilégiée avec le cinéaste Sergio Leone. Dans une seconde partie, nous allons explorer sa collaboration avec le film d’auteur et le cinéma populaire italien, ainsi que sa percée fulgurante en France, ses débuts timides aux États-Unis qui culminent avec deux oscars in extremis, en fin de parcours. Puis nous conclurons avec la liste complète de ses solistes et la fin de sa carrière, partagée entre l’enseignement et le concert.
Un texte de
Mario Patry
Il était humain, donc mortel. Mais quel être exceptionnel qui passe à l’éternité par la génération et grâce à une œuvre magistrale dans le domaine de la musique de film, avec 74 années d’activité professionnelle, soit depuis 1946! Ennio Morricone est né le 10 novembre 1928 à Rome dans le Trastevere, en Italie, et a rendu l’âme le lundi 6 juillet 2020 dans la « ville éternelle », à l’aube, à l’heure de la mort, des suites d’un grave accident au fémur. Il a échappé à l’anonymat des trop nombreux « sacrifiés de l’Art » grâce à sa rencontre fortuite et à son amitié avec son ancien camarade de classe de 5e année, le cinéaste Sergio Leone, né le 3 janvier 1929 et qui nous a quittés de façon précipitée le 30 avril 1989, soit il y a déjà trente ans.
Une entrée dans l’Histoire
Leur fructueuse (et tumultueuse) collaboration est passée dans la légende du XXe siècle comme un cas de figure unique dans l’Histoire du cinéma mondial, comme un « cas » sans précédent et qui est resté malheureusement sans école ni élève… mais avec d’innombrables imitateurs sans talent. Nulle femme, nul homme ne saurait reconnaître l’intro solo ritmo tambouriné sur un motif de mambo moderato précédant les premiers urlo tonitruants dans Le bon, la brute et le truand / The Good, the Bad and the Ugly / Il buono, il brutto, il cattivo (1966), sur un générique hallucinant d’Iginio Lardani. Ou le lamento lancinant de l’Homme à l’harmonica sur trois notes dans Il était une fois dans l’Ouest / Once Upon a Time in the West / C’era une volta il West (1968). Ou bien encore, la foire d’empoigne dodécaphonique qui culmine avec une charge de cavalerie en forme d’apothéose d’un tutti d’orchestre bien tonal, lors du « duel » qui oppose Jack Beauregard avec la horde sauvage dans Mon nom est personne / My Name Is Nobody / Il mio nome è Nessuno (1973).
Il s’agit là de quelques exemples parmi des centaines, voire des milliers de souvenirs cinéphiliques qui sont passés dans l’Histoire comme autant de morceaux d’anthologie et qui nous font frémir de joie encore aujourd’hui. Ennio Morricone est passé à l’Histoire comme étant le plus grand compositeur de musique de film dans la seconde moitié du siècle dernier, le Siècle du Cinéma, et ou le 7e Art était l’Art majeur. Son influence déborde largement l’univers de la trame sonore. Le groupe britannique Babe Ruth a repris le titoli di testa de Per qualche dollaro in più / … Et pour quelques dollars de plus / For a Few Dollars More en 1972 sur leur deuxième album First Base pour sa pièce à succès The Mexican (5 minutes, 45 secondes) pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres.
Ennio Morricone est le fils aîné de Mario Morricone et de Libera Ridolfi, couple formant une famille composée de cinq enfants. Nullement prédestiné à devenir compositeur ni même musicien, il aspire d’abord à une carrière dans la médecine et à devenir un joueur d’échec professionnel. C’est son père qui lui impose de jouer de la trompette, lui-même trompettiste de Jazz dans des boîtes de nuit et dans des orchestres de rue, et qui l’inscrit à l’Académie Sainte-Cécile de Rome. Il étudie la trompette avec Umberto Semproni, en harmonie avec Roberto Gagiano, la composition et la direction d’orchestre avec Carlo Giorgio Garofalo, Antonio Fernandini et le célèbre Goffredo Petrassi qui lui imprègne une influence durable par l’enthousiasme qu’il lui inspire par la musique sacrée et celle de la Renaissance. Nous ignorons malheureusement pour le moment les dates précises de chacune de ses graduations, mais il complète ses études en 1954. Il se marie le 18 octobre 1956 avec Maria Travia qui lui donnera trois fils et une fille, dont Andrea Morricone, qui lui succèdera en tant que compositeur.
Mais avant toute gloire, il y a le fait d’avoir commencé. Ses débuts peuvent apparaître « modestes », en regard de l’éclatante carrière qu’il connaîtra après 1964, mais fort actifs. C’est Carlo Savina (frère de l’ingénieur du son Federico Savina, et futur chef d’orchestre de Nino Rota) qui a été premier violon puis chef d’orchestre pendant quatorze ans à la RAI – avant l’avènement de la télévision – qui lui offre ses premiers contrats d’arrangeur, au début des années 1950, puis il fait le « nègre » [sic] pour des compositeurs de musique de films très en vogue en Italie, comme Mario Nascimbene, Carlo Rustichelli ou encore Francesco Angelo Lavagnino, et surtout, devient rapidement l’arrangeur numéro Un de la RCA à Rome, pour des chanteurs à la mode comme Mario Lanza ou Paul Anka (et plusieurs autres), dont le pressage du 45 tours Ogni volta (1964) atteint un million et demi d’exemplaires, dont trois millions dans le monde!
En comparaison, son premier concerto dédié à son maître à penser Goffredo Petrassi en 1957 lui avait rapporté 60 000 lires, soit 30 Euros de l’époque. C’était nettement insuffisant pour faire vivre une famille. C’est donc par un peu d’opportunisme (mais sans mercantilisme) que Morricone choisit naturellement la voix de la musique de film ou « appliquée » au détriment de sa musique « absolue ». Les factures ont toujours été une excellente source d’inspiration! Pour être honnête, Ennio Morricone n’a jamais envisagé, au début de sa carrière du moins, à devenir un compositeur de musique de film à succès ou célèbre, adulé et surtout « fortuné ». Rien ne laissait présager un tel destin pour lui, a priori. C’est Luciano Salce qui lui propose en 1961 de signer sa première trame sonore, Il federale / Mission ultra-secrète (film qui, apparemment, ne sera ni traduit ni distribué en France, mais une affiche existe ou existait sous le titre Le fédéral). Il aura tout de même signé deux trames sonores pour le western italien avant sa rencontre fabuleuse avec Sergio Leone : Duel au Texas / Gunfight in the Red Sands / Duello nel Texas (Ricardo Blasco et Mario Caiano, 1963) et Mon colt fait la loi / Guns Don’t Argue / Le pistole non discutano (Mario Caiano, 1964). « Du très mauvais Dimitri Tiomkin! »1 affirme Leone. Morricone acquiesce de bonne foi. Cette autocritique rapproche les deux hommes.
Sous contrat avec la Jolly Film, ce sont en fait Arrigo Columbo et Giorgio Papi qui imposent Morricone à Sergio Leone. Le budget du film étant déjà dilapidé, il était hors de question d’engager un compositeur « de renom ». De fait, Leone se contente de choisir deux « rebus » anciens du compositeur et lui suggère d’aller à la plage. Le succès planétaire – unique en son genre – du film de Leone, rebaptisé Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari, 1964); le succès fut tellement énorme qu’il propulsa Morricone au statut d’une véritable « Rock Star », capable à lui seul de remplir les stades. C’est un phénomène assez exceptionnel pour l’époque, de voir un si petit investissement (150 millions de lires ou 200 000 dollars) procurer autant de recettes. Le film encaissa 3 182 833 000 lires de l’époque soit 31 552 665 Euros, littéralement 50 millions de dollars pour l’Italie à elle seule! Il s’agit du film de Leone qui enregistra le plus grand nombre d’entrées dans son propre pays, soit 14 797 275 billets. Un nouveau genre cinématographique venait de voir le jour, le « Western à l’Italienne », que la critique américaine s’empressa de rebaptiser tout bêtement « Spaghetti » par dérision ou par dépit, dès la sortie du film suivant qui arriva sur les écrans des États-Unis en « Primeur ».
… Et pour quelques dollars de plus était projeté ainsi en tant que Feature film (film principal), accompagné en programme double, par le film précédent en tant que Program picture (également à l’affiche) comme à l’époque des films de série B. Pour la première fois, Morricone eu le bénéfice avantageux de préparer sa nouvelle trame sonore avant le tournage du film, ce qui procura une satisfaction professionnelle d’autant plus grande pour les deux créateurs de génie, avec un succès accru et inégalé du côté du box-office. Le film encaissa 3 492 268 000 Lires, soit 33 178 773 Euros, avec 14 543 161 entrées pour l’Italie seule. La différence tient au fait que le prix moyen du billet passa de 221 Lires en 1964 à 240 lires en 1965. C’est aussi à partir de ce film, que Morricone s’adjoint les services d’un directeur d’orchestre en titre, Bruno Nicolai, afin d’être en relation constante avec le réalisateur en salle de régie pour accueillir ses nombreuses suggestions et corrections.
Dès le film suivant, Leone commence à diffuser la musique de Morricone sur les plateaux de tournage, afin d’aider la concentration des comédiens et des acteurs, et pour mieux discipliner l’équipe de tournage. Disposant cette fois-ci d’un budget relativement confortable, soutenu pour la moitié par la United Artists, Leone aborde une vaste fresque épique avec la Guerre civile de Sécession en toile de fond. Le bon, la brute et le truand va franchir le cap des six millions d’entrées en France et est présenté à chaque mois sur une chaîne de télé américaine encore aujourd’hui. Même si le compositeur lui offre (à Leone) un authentique chef-d’œuvre, leur relation est loin de ressembler à un long fleuve tranquille, qui ne va pas sans heurt ni contrariété, et qui peut aller même jusqu’à la « trahison »! En effet, peu de gens savent que Leone lui fera l’affront ignoble d’approcher un autre compositeur, Arnaldo Trovajoli, qui lui prépare en catimini, une partition complète pour Il était une fois dans l’Ouest, mais qui, bien sûr, ne le convainc pas.
Morricone l’apprend par son copiste de l’époque, Donato Salone, et Sergio lui offre pour toute explication : « Mais Ennio, t’arrivais à rien… »2 Le film obtient un succès critique mitigé mais un triomphe public au box-office français de près de quinze millions d’entrées et le disque microsillon 33 tours s’écoule à plus de dix millions d’exemplaires dans le monde! En fait, le film ne quitte jamais vraiment l’affiche dans l’Hexagone, étant l’objet de nombreuses ressorties, et la RCA nous explique avec diplomatie et patience qu’il est absolument impossible de tenir un registre exact du nombre de disques vendus, étant donné que le thème de Jill a fait l’objet d’innombrables compilations et de reprises, et sans prendre en considération que ce Love theme est devenu un passage obligé lors de multiples cérémonies nuptiales tant en Europe qu’en Amérique, bref, que cette partition appartient désormais à la tradition universelle de la culture générale, qui a été diffusé ad nauseam à la radio. Ennio Morricone connaît avec cette musique un succès discographique rarement égalé dans le genre, surtout pour un western. Son opus 64 pour le cinéma aura été vraiment un chiffre chanceux.
La collaboration se poursuit avec plus de sérénité et de loyauté entre les deux compères, avec Il était une fois la Révolution / Duck You Sucker / Giù la testa (1971) dont la partition sera exceptionnellement écrite après le tournage, puisqu’il s’agit d’un film de commande pour Leone, alors que la trame sonore de Il était une fois en Amérique / Once Upon a Time in America / C’era una volta in America (1984) sera préparée presque dix ans avant le tournage du film. Leone a imposé son compositeur attitré à tous les films qu’il produit ou coréalisé pour la Rafran, dont les deux fagioli westerns, Mon nom est personne et Un génie, deux associés, une cloche / Un genio, due compari, un pollo / A Genius, Two Partners and a Dupe (1975), de Damiano Damiani, à l’occasion desquels films, Morricone se dépasse encore une fois, dans le genre de la comédie western et du pastiche, et va même jusqu’à se parodier lui-même, sans toutefois se répéter.
Les six films personnels de Leone, ne représentent que 1 % des 632 opus du compositeur, dont une centaine de musique absolue et quelques 500 trames sonores et quelques partitions pour la télévision et le théâtre, mais lui ont procuré plus de 60 % de son succès discographique, estimé de façon très conservatrice, à plus de 70 millions d’exemplaires de longs jeux. Normalement, un microsillon 33 tours était lancé à 2 000 ou 3 000 exemplaires de longs jeux, étant considéré comme un « un produit d’élite », alors qu’un 45 tours était destiné à un plus large public constitué d’adolescents. Il est significatif que seules, les bandes sonores des films de Sergio Leone sont toujours en circulation et sont en vente libre chez les disquaires. Mais, à la mort de Leone, le 30 avril 1989, après une vingtaine d’années d’activité professionnelle en commun (1964-1984), Morricone était déjà quatre fois plus « fortuné » que son ami cinéaste, grâce à ses droits d’auteur. C’est assez bien résumé le legs immense que Leone lui a laissé.
Ceci étant dit, il faut préciser qu’il existe plusieurs styles d’Ennio Morricone, en dehors de la Furia dell Arte qui le propulsa sous les feux de la rampe parce que Leone plaçait toujours la musique à l’avant plan de l’écran, alors que dans sa fonction traditionnelle, la trame sonore demeure dans la fosse d’orchestre, en retrait, afin de soutenir les images mais sans retenir davantage l’attention du spectateur. Il s’agit du style hollywoodien ou le montage lui-même doit demeurer « invisible ». C’est que justement, Sergio Leone plaçait la technique (la mise en scène, le montage, la musique) bien en vue, selon la leçon Brechtienne de l’effet de « distanciation », ce qui lui procura le reproche par la critique intellectuelle, d’outrecuidance, au grand plaisir du public ébahi.
[ Voir « Deuxième partie ici. ]
1 Noël Simsolo. Conversations avec Sergio Leone (Paris : Éditions Stock cinéma, 1987), page 94.
2 Ennio Morricone. Ma musique, ma vie :Entretiens avec Alessandro De Rosa, traduit de l’italien par Florence Rigollet (Paris : Séguier, 2018), page 286. Titre de l’œuvre originale : Inseguendo quel sono, la mia musica, la mia vita di Ennio Morricone (Milan : Mondadori Libri S.p.A., 2016).