Jason Rodi

 

ENTREVUE
propos recueillis et transcrits
par Élie Castiel

   

La multiplicité des formes

          dans un contexte créatif

 

Jason Rodi

Le site Internet de NOMADslow.tv., dont le siège social est situé à Montréal, au quartier Mile End, lieu de toutes les créations et des propositions branchées sur le présent et l’avenir, est à couper le souffle. Actuel, futuriste, au diapason des courants cinématographiques et virtuels récents qui ont influencé les créateurs. Nous avons échangé par téléphone avec Jason Rodi, l’Homme de la situation, celui par qui ce projet (avec une équipe du tonnerre) a vu le jour. Une création de foi, une exigence nouvelle en ce qui a trait à l’éthique du regard et à la diffusion sans cesse innovante des images en mouvement. Un défi mûri qui tient la route avec des promesses du possible. Rodi tient des propos édifiants.

Quelle est l’idée derrière cette proposition inusitée et, disons-le, musclée ?
C’était surtout de permettre aux gens de s’approprier la notion du moment présent ; de nos jours, qu’il s’agisse du cinéma, mais particulièrement de la télévision et d’autres formes de la représentation, tout est fait pour que ces manifestations ne durent que peu de temps, que ces instants soient de très courte durée.  L’idée de base est de donner une vue d’ensemble qui agglomère le maximum d’informations en quelques secondes. En revanche, ce qu’on fait avec Nomad.tv, c’est surtout dans un esprit plus contemplatif; on invite les gens à « laisser jouer la discussion » et c’est d’autant plus attrayant et instantané que la communication passe en Live, en direct si vous préférez ; ce qui permet aux gens qu’ils puissent faire défiler les images en arrière ou en avant. Il s’agit d’une aventure immersive. Comme on peut le faire d’ailleurs sur Netflix ou autres plateformes du genre. De plus, Nomad.tv est Live 24/24, d’où une plateforme au service des internautes et non pas le contraire.

Depuis deux décennies, nous sommes habitués à cette multiplicité d’images qui défilent à une vitesse alarmante, défiant même notre capacité à réagir. Votre plateforme prône en quelque sorte une sorte de réponse à cet état d’esprit, à l’instar de quelques cinéastes qui, eux, ont décidé, de ne pas avoir recours à ce système de reproduction des images et de persister coûte que coûte.
Effectivement. C’est une réaction à cette prolifération d’images furtives, rapides, presque inaccessibles tant elles ne cessent de bouger, qui disparaissent comme si elles n’avaient jamais existé. Pour que ces images demeurent gravées dans notre conscient. En fait, nous avons appuyé cette approche contre-culturelle, si prisée à un certain moment de la révolution culturelle occidentale de la première décennie du milieu du siècle dernier, et qui rejaillit lentement aujourd’hui. Nous tenions à véhiculer notre message créatif à travers l’ensemble de nos contenus qui défendent l’idée « d’apprécier le moment présent ». Nous considérons que nous pouvons aider, par le biais de notre démarche, à ce que les gens retrouvent finalement l’instant où ils peuvent revenir en arrière sur leurs gestes, leurs habitudes et leurs paroles.

 Baraka

Deux points importants émergent de votre réponse. D’une part, on y voit une réflexion pour donner suite à l’évènement de la COVID-19 qui a obligé une partie de la population mondiale à se redéfinir ; de l’autre, on constate que l’inconscient collectif s’éveille comme par magie.
Oui, très certainement. Et je crois que c’est tout à fait une question de reconnaître en fin de compte notre conscient. Par contre,  je dois avouer que notre équipe travaille sur ce projet depuis  2014. Nous étions intéressés par le live-streaming (diffusion en continu),  et aussi à développer des méthodes narratives nouvelles à travers ce qu’on fait en direct, en ligne. Au-delà de la COVID, les manifestations anti-raciales que nous avons constaté dernièrement aux États-Unis nous ont fortement influencé le contenu de nos images et notre approche éthique. Les deux évènements ont confirmé que nous étions dans l’air du temps, que nous étions capables de percer les surfaces de ces dures épreuves sociales. Les gens vivent de nouvelles angoisses qu’ils ne sont pas en mesure de gérer pour plusieurs raisons, comme la majeure, l’inattendu et soudaine apparition d’un phénomène sanitaire naturel aux proportions gigantesques. Cela a créé des incertitudes à tous les niveaux, qu’ils ont toujours ressenti, mais qui, en temps de crise quasi incontrôlable, se manifestent plus ostensiblement. Dans un sens, de façon globale, c’était, pour nous, une occasion de revoir notre façon de vivre, d’aborder nos propres valeurs. Nos propres ambitions aussi afin de nous ajuster a une autre réalité. Une perception plus élargie et authentiquement réaliste. Nos contenus méditatifs, contemplatifs que nous proposons sont une nette appréciation du moment présent qui consiste aussi à apporter une sorte de baume en contrepoids à l’anxiété ambiante.

D’autre part, il y a aussi le côté créatif qui entre le plus en ligne de compte et dépasse la réalité. Une sorte de déconstruction sans doute ?
À la base, je suis cinéaste. Pour répondre à votre question, j’ajouterais que j’ai toujours signé des films  qui tombent dans un genre que j’ose appeler impressionniste. Naturellement, par instinct, l’ensemble de mes films avaient cette saveur, notamment sur le plan narratif. J’étais attiré, par exemple, par le cinéma de Ron Fricke et son Samsāra, ou encore Baraka. Je suppose que vous connaissez le genre.

Koyaanisqatsi

En fait, Fricke est un disciple de Godfrey Reggio et son sublime Koyaanisqatsi (Life Out of Balance).
Justement. Vous savez de quoi je parle. Et vous voyez cette approche de l’image impressionniste qui se déploie également dans la narration, qui vise vers l’expérimental. Au même temps, et ça ne joue pas contre mon approche contemplative, j’essaie d’être également concis dans ma narration. Dans un sens, je tente par tous les moyens de laisser respirer mes images à leur pleine capacité puisque ça crée un semblant de magie, d’illusion créatrice, cette fascination que peut comporter une histoire, un récit. En fait, le comment qu’une certaine réalité, même reconstruite ou déconstruite puisse s’infuser à l’intérieur de l’image. Organiquement. C’est ce qu’on essaie d’exploiter dans le Nomad.tv / Slow.tv. Je ne sais pas si je suis clair.

En effet, vous êtes clair. Vous essayez d’expliquer que la réalité, qui change constamment au cours d’une journée, soit, elle aussi sujette à des modifications intentionnelles qui se manifestent dans le processus de création. Par la même occasion, vous obligez, et c’est très bien ainsi, les spectateurs-témoins à revoir leur notion du regard.
Effectivement. C’est de cela qu’il s’agit.

Ce qui me frappe, néanmoins, c’est que votre regard est largement bercé par l’américanité.
Je suis né au milieu des années 1970 et mon imaginaire cinématographique est à 95 % américain. On peut donc dire que mes rêves sont construits à partir de cette culture. J’ai d’ailleurs étudié le cinéma à New York et en Californie. Je ne peux donc par nier l’impact culturel que cela a eu sur mon processus de création. Et surtout, Hollywood, son industrie du cinéma. Cela dit, il y a quelques années, juste avant que Trump entre au pouvoir, j’ai constaté que les Américains n’étaient pas représentés dans les médias. Dans un sens, je ne reconnaissais plus l’Amérique que j’avais moi-même connue. Les idéologies se sont dispersé en clans. En réaction à cela, j’ai décidé de faire une documentaire, un voyage à travers les États-Unis où je demandais aux gens ce qu’était, pour eux, le sens du mot « liberté ». À travers leurs réponses qui différaient les unes des autres, j’ai pu quand même sentir la fibre qui unissait les habitants de ce large pays. Le film en question, Voices of Freedom, nous l’avons lancé sur notre chaîne il y a trois semaines, justement parce que nous avons senti que ce pays vivait des moments difficiles et qu’il avait un grand besoin d’unité, d’un message conciliateur.

Samsāra

Intéressante comme réponse, mais dans le même ordre d’esprit, ne faites-vous pas partie d’une génération dont certains ont remplacé le rêve d’indépendance par autre autre chose ? Encore une fois, pourquoi les États-Unis ? Les nouvelles technologies et la multiplicité des images ont remplacé peut-être les idéologies.
Mon impression est qu’aujourd’hui, le peuple québécois a pris pleine conscience de son identité. Sans être une question de souveraineté ou non, notre culture est tellement unique par rapport au reste du continent, qu’elle a fini par s’enraciner profondément et que nous ressentons moins le besoin de se séparer pour conserver notre propre identité. Des personnalités culturelles comme Céline Dion ou encore Guy Laliberté ont su sceller leurs marques à l’étranger sans renier leurs caractéristiques québécoises. Notre vision de la québécitude a donc changé. Exporter les points forts de notre culture, on peut le faire aussi bien en français qu’en anglais.

Demeure un point sur lequel votre média y tient, celui de la diffusion d’une certaine contre-culture.
Il y a deux angles dans cette désignation. D’une part, c’est une façon d’aller, comme déjà mentionné, contre cette accumulation de messages médiatiques qui se ressemblent les uns et les autres. Avec Nomad.tv/Slow.tv, on s’engage vers quelque chose d’inusité. Avec tous les écrans ou téléphones qui nous sont proposés, nous sommes poussés constamment à travailler devant un moniteur, c’est tout notre cerveau qui redéploye une façon autre de gérer. Notre mémoire, notre conscience, notre intellect. Et puis, entre ma première année à l’université et la dernière, je suis passé du tournage en pellicule à celui en format numérique. Un cap à franchir entre deux idées du monde, en quelque sorte. Je crois à une nouvelle idée du monde et Nomad.tv est la réponse, je suppose.

[ Voir critique de Voices of Freedom ici. ]