Rome
CRITIQUE.
[ Scène ]
★★★★ ½
Plus
dure
sera
la chute
Brigitte Haentjens
texte
Élie Castiel
Tout est là, directement annoncé dans ce constat on ne peut plus inquiétant, insensible à la nature même de notre démocratie, de notre liberté, de nos valeurs. Et pourtant, encore aujourd’hui, partout dans le monde occidental dit « libre », des revendications de toutes sortes, des appels citoyens à une meilleure société dépourvue de pouvoir despotique comme c’est le cas dans certaines régions du monde.
Puis, la proposition en question, Rome, l’antique, celle par qui génère le fascisme, le pouvoir incontrôlable, la phalange des oppressions. Viols, meurtres, suicides pour éviter un sort plus épouvantable ou par l’absence de l’autre, qu’on aime d’un amour véritable, manque impossible à supporter. Les tyrans Romains règnent, se font exécuter et le prochain prend sa place. La roue tourne, incessante, jusqu’à cette fameuse « chute de l’empire romain ».
Cinq textes de Shakespeare, roi de la tragédie humaine : Le viol de Lucrèce, Coriolan, Titus Andronicus, Jules César et Antoine et Cléopâtre. Une durée étalée sur six heures et cinquante minutes pour jeter un regard sur cet épisode de l’Histoire de l’ancienne Rome, si proche de notre époque. Un travail d’enquête, de retours en arrière fécondant assez bizarrement notre ère, comme si les précurseurs de ces temps anciens prédisaient l’avenir de ce que sera notre monde des siècles plus tard.
À moins que la devise selon laquelle le « monde ne change pas vraiment » soit en fait une vérité. Comme un éternel recommencement.
Et puis trois mises en scène distinctes pour les trois parties qui constituent ce spectacle-plaidoyer, interventionniste, guerrier, évoquant le 1900 de Bertolucci pour son côté épique, ou encore le théâtre d’Ariane Mnouchkine pour son aspect avant-gardiste et son esprit libérateur; mais ici, dans Rome, une vision encore plus contestaire.
Et puis la plume de Jean Marc Dalpé, incisive, agressive, des ruptures de ton, des mélanges de langue, du classicisme conquérant au québécois d’aujourd’hui, comme si sous emprise par le sujet, par ce que ces écrits shakespeariens lui inspirent, Dalpé sentait le désir de recréer, donc remanier les textes du grand William à sa guise. Pour Haentjens, une vision autre de la mise en scène. De quelle façon envisager le « colossal », la « durée », la « direction » de comédiennes et de comédiens, la rendre lisible aux spectateurs d’aujourd’hui, justement, en grande partie dépolitisés.
Une première partie totalement chaotique, délurée, sans allant dans tous les sens, regorgeant de quelques bonnes trouvailles, d’une interprétation oscillant entre le « n’importe quoi » et le travail musclé, la tenue imposée, les rôles assumés.
Pour le spectacteurs, un début de feuille de route un peu mal en point. On reste ou on part à l’entracte? La question ne se pose pas, ni pour les uns, ni pour les autres.
Épuisant, volontairement agressif, renouant adroitement avec un certain classicisme, mais chamboulant aventureusement la durée, se permettant des faux raccords, des libertés acquises.
Un moment fort de la saison théâtrale 2023.
Ceux qui restent ont compris que Rome est aussi une aventure de résistance : résister à la proposition, déjà très inhabituelle, sortant des sentier battus, déchiffrant de nouvelles avenues, toujours risquées. D’une certaine façon, comme l’avait fait, en 2011, Wajdi Mouawad, avec sa trilogie sophocléenne (Les Trachiniennes, Antigone et Électre). Même au niveau de la musique, une approche totalement moderniste alliant l’Antiquité et les temps actuels.
Deuxième partie, la plus longue : plus d’unité de tons, un rapprochement avec l’élégance de la mise en scène, une interprétation de taille, cette envie formidable dans la continuité du récit qui rend, en fin de compte, l’aspect horizontal de toute œuvre scénique qui n’occulte rien, qui ose aborder les choses frontalement. Chose rare de nos jours dans un certain théâtre alternatif de plus en plus présent et qui révolutionne notre regard, mais parfois au risque de nous détourner.
À vous de découvrir ce qui se passe dans chaque épisode – certains écrits critiques en dévoilent trop; nous préférons l’approche de la découverte. La troisième partie clôt le spectacle comme il avait commencé : après le chaos, peut-être bien la lumière.
Les costumes de Julie Charland, un mélange de genres qui communique cette envie de se joindre à la mise en scène intentionnellement multiple de Haentjens. Idem pour les éclairages de Julie Basse qui s’approprient, bien entendu, l’espace dramaturgique, mais aussi une partie des murs des deux autres côtés de la salle, de véritables pièces à conviction, des supports dramatiques.
Le décor d’Anick La Bissonnière hésite entre la simplicité des tragédies grecques et la splendeur (quasi baroque) de l’art romain. Ça fonctionne tout de même.
Épuisant, volontairement agressif, renouant adroitement avec un certain classicisme, mais chamboulant aventureusement la durée, se permettant des faux raccords, des libertés acquises.
Un moment fort de la saison théâtrale 2023.
NB : Le titre de notre article ressemble à celui de la critique parue le 8 avril dans Le Devoir. Mais en toute sincérité, il nous est venu à l’esprit lors de la soirée du 7 avril, pendant le spectacle , donc avant de lire le texte de Christian St-Pierre. Il n’est donc pas question que je le change.
ÉQUIPE PARTIELLE DE CRÉATION
Texte
Jean Marc Dalpé
D’après des textes
de William Shakespeare
Traduction
Jean-Marc Dalpé
Mise en scène
Brigitte Haentjens
Assistance à la mise en scène
Félix Dagenais
Interprètes (liste partielle)
Céline Bonnier, Sylvie Drapeau
Irdens Exantus, Sébastien Ricard
Madeline Sarr, Marc Béland
Lumières
Julie Basse
Décor
Anick La Bissonière
Costumes
Julie Charland
Conception sonore & musicale
Bernard Falaise
Durée
7 h 25 min
[ Incluant 2 entractes ]
Diffusion & Billets
@ Usine C
(Salle 1)
Jusqu’au 23 avril 2023
ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon.★★★ Bon.
★★ Moyen.★ Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]