Scénarios refusés
RECENSION.
[Essai-Cinéma]
★★★★
texte
Pierre Pageau
Au banc des refusés
Robert Morin est un cinéaste important, reconnu comme tel. Je suis un de ses fans, depuis au moins Yes sir! Madame… (1994) et Requiem pour un beau sans-cœur (1992). Avec ces deux films, très révélateurs, le style Morin existe. Que ce soit un long métrage avec de vrais comédiens professionnels (Requiem…), un premier film qui donnait envie de voir le suivant; ou que ce soit avec un film-canular avec auto-filmage (Yes Sir!). Philippe Falardeau, un ami, de la Coop Vidéo, allait faire la lumière sur ce style avec son film La méthode Morin (2005). Bref, il allait de soi que ces scénarios refusés pouvaient nous intéresser. Il y a 20 ans, je collaborais avec Jean Chabot pour un film sur Mack Sennett. Lors de nos discussions, Jean n’en finissait plus de me parler de ses très nombreux projets de films refusés, systématiquement refusés. Aujourd’hui, je peux lire un livre qui nous révèle trois scénarios non retenus (édition Somme toute), ceux de Robert Morin, comme l’ont été ceux de Jean. On peut imaginer qu’il y a d’autres cinéastes qui pourraient faire de même; on pourrait remplir l’équivalent d’une grande librairie des romans refusés comme celle que l’on découvre dans Le mystère Henri Pick (roman de David Foenkinos et le film qui suit).
La question qui tue ! La lecture de ces scénarios « refusés » nous apprend-elle quelque chose de nouveau sur l’œuvre de Robert Morin ? NON, pas vraiment ! Comme Fabrice Montal le soulève dans un texte de l’ouvrage : il y a plusieurs similitudes avec ses œuvres existantes; comme le thème du Double; ou celui de la trahison, évoqué par Morin lui-même. Mais ces scénarios apportent-ils, au minimum, un nouvel éclairage ? Dans les faits il faut répondre OUI ! Très clairement Robert Morin les a choisis précisément parce, justement, ils révèlent, d’une façon plus complète, sa vision du monde. Le choix de ses sujets, et des méthodes de tournage, qu’il veut appliquer nous révèlent l’amplitude des préoccupations humaines et narratives de ce créateur original.
Ainsi, dès le premier scénario (refusé), La femme de nulle part (reprenant ainsi sans le savoir le titre du dernier film de François Delisle) ses préoccupations pour la question autochtone ressortent. Le lecteur doit savoir qu’il devrait ensuite lire le troisième, et dernier scénario, La grosse maladie. Ces deux scénarios se répondent d’une certaine façon; les deux témoignent d’une révolte contre des comportements humains source d’injustices, et surtout d’injustices envers les communautés autochtones. Cette grande préoccupation de Morin pour nos « Premières Nations » précède de beaucoup la mode actuelle de la « Grande Réconciliation » avec nos peuples autochtones.
La femme de nulle part possède cette grande qualité d’avoir été refusé le plus souvent. Il est clairement des trois scénarios refusés celui qui est le plus proche de la « vision du monde » de Robert Morin et j’aurais souhaité qu’on puisse voir ce film un jour. Dans ce scénario, une Blanche se retrouve à vivre dans une société autochtone. Elle est alors capable de découvrir toute la richesse de cette civilisation; il y avait un peu de cela dans Little Big Man d’Arthur Penn. Cette femme blanche, Helena, se retrouve donc prisonnière d’une autre culture, d’une autre civilisation. Elle vit entre deux mondes, entre deux frontières; elle peut nous faire penser à Morin lui-même, l’exilé de Maniwaki, qui se terre lui-aussi dans une cabane en partie hors du Monde. L’image de la dernière scène du film Le Pèlerin (The Pilgrim) de Chaplin me revient en mémoire : Charlot marche le long de la frontière (une ligne au sol), un pied aux États-Unis, un pied au Mexique. Il fuit; il n’est bien nulle part; il se cherche une identité propre. La question des peuples autochtones est un sujet qui a toujours préoccupée Robert Morin, aussi bien par la fiction (Windigo, 1994), alors qu’il tourne en territoire algonquin et qu’il va inclure ses populations dans son récit, ainsi que dans 3 histoires d’indiens (2014), présenté à Berlin. Morin est proche de la communauté algonquine du Lac Simon; ici il tente une nouvelle expérience de bande existentielle avec trois adolescents. Dans ce film il y a toujours dans les préoccupations stylistiques, visuelles de Morin.
POURQUOI ces scénarios ont-ils été refusés ? On ne peut pas dire que Morin s’attarde longuement sur cette question. Mais il est impossible de l’évacuer totalement. Comme éléments de réponse, on peut parler d’un travail d’incompréhension, pire de censure des institutions qui financent nos films?
Un arrêt sur La femme de nulle part sera révélateur de ce point de vue. Il y a dans ce film des formes de « collage », dans le sens où l’art contemporain l’entend. Dans ce sens où la pratique de ce mélange vise à rompre avec l’esthétique classique qui préconise la symétrie, l’harmonie ; le « collage » privilégie l’hétérogène, le discontinu, et le métissage expressif et polyvalent de divers codes relevant d’ordres différents. Le film-collage de Morin constitue bien une pratique subversive de recomposition, de recyclage de matériaux triviaux et de fragments hétéroclites puisés dans le réel. En effet, dans le texte liminaire, pour présenter La femme de nulle part, Robert Morin dit qu’il compte bien utiliser des segments en vidéo qu’il a filmés : une courte vidéo où on peut voir Helena (personnage principal du film qui, rappelons-le, est principalement une fiction), quelques rituels Yanomani (Amazone), une scène d’un groupe d’hommes dans un jeu de combat. Une partie du travail du réalisateur va consister ensuite à bien intégrer, bien « coller », ces segments extradiégétiques dans le corps du film. Il y a de cet art du collage dans les vrais coups de canon dans Ouverture solennelle 1812 de Tchaïkovsky, ainsi que dans les vraies coupures de journaux dans l’art pictural d’avant-garde (Braque, Duchamp et bien des Futuristes), ou les Calligrammes d’Apollinaire.
Dans La femme de nulle part Morin se sert de technologies contemporaines comme celle des images composites ou du morphing. Cela lui permet de bien illustrer les cauchemars d’Helena, coincé entre deux mondes, un civilisé (en principe) et un sauvage; entre le passé et le présent, elle peut choisir. Elle doit aussi choisir entre son fils José et son père Carlos. À la fin du film elle choisit : « Je retourne là-bas »; elle ajoute « Je sens que j’arrive enfin au bout de mon voyage, dans mon vrai pays ». Et très clairement Robert Morin l’accompagne et s’identifie avec ce trajet. Sa dernière réplique, digne du meilleur film québécois (à la René Lévesque) qui s’interroge sur ses racines est : « Après, dans le noir, il y aura plus de petits peuples ou de grands peuples. Plus de Blancs, plus d’Indiens. Dans le noir, je vais enfin devenir égal à eux ».
POURQUOI ces scénarios ont-ils été refusés ? On ne peut pas dire que Morin s’attarde longuement sur cette question. Mais il est impossible de l’évacuer totalement. Comme éléments de réponse, on peut parler d’un travail d’incompréhension, pire de censure des institutions qui financent nos films? Robert Morin évoque aussi les questions plus actuelles du « cancel culture » (culture de la dénonciation) ou d’appropriation culturelle (Robert Lepage en sait quelque chose). Par ailleurs, en ce qui concerne L’amour et le pornographe (avec, en sous-titre : « Suite séquentielle d’un projet de série télévisée », 280 pages), qui en fait est l’équivalent d’une série télévisée de 12 épisodes, l’argument massue du budget a certainement joué. Dans ce scénario, en plus d’une vision qui évacue une moralité facile, le scénario précise qu’il y aura cinq protagonistes « tous et toutes en provenance d’époques et de milieux sociaux différents »; il faudrait Netflix pour pouvoir financer un tel projet. Pour ce qui est de mettre en scène un pornographe, donc une autre variation de la monstruosité, il faut se rappeler que Morin a déjà mis en scène ce genre de personnage, dans Journal d’un coopérant (2010). Dans ce film, qui se passe en Afrique, alors qu’un Québécois, désireux de s’impliquer pour aider le peuple africain, découvre que l’aide humanitaire (qu’il incarne en partie) est une illusion. Et surtout que lui-même sera un complice de cette exploitation parce qu’il va profiter sexuellement (en tant que pédophile, ou pornographe) de jeunes Africains.
Toujours des manifestations de monstruosité, et ici c’est Morin, jouant le rôle principal qui est le Monstre. Journal d’un coopérant est le premier film québécois issu d’un travail avec le Web 2.0. Morin a alors diffusé, sous forme de blogues, des épisodes du film en devenir et il demandait aux internautes de contribuer au film. Une façon aussi de contourner le contrôle des Institutions (Sodec et Téléfilm) sur son film; ce scénario n’a donc pas pu être refusé. Pour son dernier film, en 2017, Le problème d’infiltration il a trouvé un producteur. Il s’agit pourtant d’un film rare, avec un Monstre, et ses exigences de contenu et de narration. Mais, fait révélateur, des élèves du réseau collégial (PCCQ) lui décerne leur prix du Meilleur film. Ce film rejoint donc un public, de jeunes; ce public que les institutions n’en finissent plus de vouloir rejoindre.
En conclusion il me semble important de mentionner que cet ouvrage est agréable à lire. Il peut sembler rébarbatif, par sa longueur, 464 pages, ou par son sujet. Mais non ! Il faut conclure que Robert Morin a un réel talent d’écrivain. En effet, on y retrouve son aptitude à raconteur, de créateur d’images fortes, et aussi, à ne jamais oublier, de son humour noir, son ton satirique si personnel.
Robert Morin
Scénarios refusés
(Coll. « Filmécriture »)
Montréal : Les Éditions Somme toute, 2021
464 pages
[ Ill. ]
ISBN : 978-2-8979-4203-8
Prix suggéré : 39.95 $
ÉTOILES FILANTES
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