Va où il est impossible d’aller

RECENSION.
[ Biographie ]

texte
Élie Castiel

★★★★ ½

Lorsqu’à chaque titre de film évoqué, le lecteur, dans un élan nostalgique, se souvient de l’avoir vu, une sorte de complicité spirituelle s’établit entre lui et l’auteur malgré la distance métaphoriquement cartésienne qui les sépare; en quelque sorte, un sentiment épars, transitoire, d’avoir contribué à la mécanique de diffusion du film en question.

En revanche, lorsque l’auteur de ces lignes assume sa position de critique de cinéma, l’a enseigné et a eu la chance d’interviewer CG à deux ou peut-être trois reprises, force est de souligner que l’écart qui l’éloigne du cinéaste devient flou; à tel point qu’à mesure qu’avance la lecture, un malaise se crée, une tension délicate, quasi subliminale, qu’on ne veut pas voir disparaître.

Heureux qui, comme Ulysse,

a fait un beau voyage

La lecture de ces mémoires est rapide malgré le nombre de pages, pris que nous sommes par les évènements racontés; c’est sans aucun doute grâce à ce mélange de ton relaxe et une écriture claire, précise, libérée de jeux de mots ou de tournures inutiles. En quelque sorte, Va où il est impossible d’aller est une odyssée, un voyage qui, à travers le parcours cinématographique du cinéaste, nous rend les témoins privilégiés des moments clés d’une vie, de quelques décennies, d’une seconde moitié du XXe siècle, jusqu’aux temps présent.  Comme le héros Odysseus (Ulysse) d’Homère, Costa-Gavras semble avoir été pourvu de cette mètis, cette intelligence habile qui lui permet à chaque fois de chérir le moment, d’en profiter astucieusement, de prendre chaque opportunité comme des morceaux de pierre ou de brique pour bâtir un présent et un futur. On ne reviendra pas sur sa jeunesse en Grèce, de son désir, comme plusieurs de ses contemporains d’aller « là où il est impossible d’aller », pour paraphraser Nikos Kazantzákis, le controversé, l’hérétique, le réputé homme de lettres.

Compartiment tueurs

En tout, 23 chapitres forment la charpente illuminée de ce journal intime qui ne se limite pas uniquement au cinéma. CG nous fait découvrir des gens, des vrais, ceux de sa famille, et des acteurs, des actrices, des amitiés fondées, des producteurs qui s’approchent ou selon le cas, s’éloignent , d’un monde qui échappe au commun des mortels, celui du cinéma. Mais le cinéaste franco-grec choisit bien ses mots pour nous attirer vers cet univers que nous avons souvent rêvé, en silences, en images surdimensionnées.

Pour Gavras, la France ou la terre de toutes les promesses. Tenues, parfois même au-delà du rêve. Travail de toutes sortes, pour ensuite études à la Sorbonne, rencontres inespérées et quelque chose qui a à voir avec le destin. Hasards? Coïncidences? Roues du destin? Comme dans une tragédie grecque avec un happy-ending. C’est possible. Pourquoi pas? Après tout, la catharsis, ce sont les Grecs qui l’ont inventée et répandue dans la pensée occidentale.

En tout, 23 chapitres forment la charpente illuminé de ce journal intime qui ne se limite pas uniquement au cinéma. CG nous fait découvrir des gens, des vrais, ceux de sa famille, et des acteurs, des actrices, des amitiés fondées, des producteurs qui s’approchent ou selon le cas, s’éloignent , d’un monde qui échappe au commun des mortels, celui du cinéma. Mais le cinéaste franco-grec choisit bien ses mots pour nous attirer vers cet univers que nous avons souvent rêvé, en silences, en images surdimensionnées.

La narration est fermement linéaire selon une logique grecque, par moments entrecoupée de notes personnelles, rapides, comme s’il s’agissait non pas d’une biographie, mais d’un film où on accède à une autre séquence. Façon économe de favoriser les transitions.

Un homme de trop

Gavras parle aussi de sa cinéphilie, de sa fidélité vite acquise pour les images en mouvement, et de son premier long métrage, Compartiment tueurs (1965) – que nous avons pu voir à Montréal grâce à la sollicitude inégalée de Roland Smith – un essai abouti, marquant du coup un nouveau départ pour le cinéma hexagonal. Et puis Un homme de trop (1967), à l’accueil mitigé, pour ensuite Z, en 1969 (doit-on vraiment en parler), succès immédiat, classique du cinéaste.

Mais plus que tout, en parlant de ses réalisations, le cinéaste met en perspective les idées derrière chacun des films en question, les raisons qui l’ont poussé à les faire. Il parle aussi de la distribution. Quels acteurs, quelles actrices choisir? Comment se concrétise la production d’un film?

Et par le biais de ces découvertes, une grande histoire d’amitié affective avec Yves Montand et Simone Signoret, pierre angulaires d’une grande partie de son œuvre, de sa vie professionnelle et intime. Et Michèle Ray, sa seconde et douce moitié, femme de cinéma, reporter engagée, sa partenaire de vie, celle par qui les décisions se prennent. Non pas par excès d’autorité, mais par précaution, pour que les démarches ne subissent pas les foudres de la défaite. Entre Montand, Signoret, Ray et Costa, une collaboration particulière qui se nomme complicité irréversible : partage des mêmes préoccupations sociales et politiques, quasi le même regard sur la vie.

Les films à résonnance politique comme Z, État de siège ou encore L’aveu vont laisser la place à des réalisations plus intimistes comme La petite apocalypse (1993) ou controversées comme Amen (2002). On vous évitera la traditionnelle liste des films que vous découvrirez à travers les pages.

Amen

Ce qui est important c’est que comme dans le mythe d’Ulysse, Costa-Gavras retourne finalement en Grèce, son port d’attache, pour parler de la crise économique de son pays. Avec Adults in the Room / Conversations entre adultes / Enilikoi stin aithousa (2019) – voir critique ici et ici –  d’après le livre éponyme de Yanis Varoufákis (sous le gouvernement d’Alexis Tsípras, Ministre des finances), il impose sa parole par le biais des images en mouvement. Il est derrière la caméra et pourtant présent. Mais c’est aussi, dans son cas, un retour au bercail, non pas en forme de chant de cygne, mais une façon comme une autre de donner à ce coin de terre sa perception des choses, sa fierté d’avoir contribuer au discours sur la crise et d’imposer ainsi ses idées face à notre contemporanéité, aussi éphémère et diluée soit-elle.

Que retient-on alors de Va où il est impossible d’aller? Probablement les deux citations, l’une du poète Constantin Cavafis, l’autre du romancier colombien, prix Nobel de littérature en 1982, Gabriel García Márquez. Le premier nous pousse à éviter les pièges dans la course vers nos désirs; le deuxième, nous rappelle qu’à travers le temps, quelle que soit l’intensité de notre mémoire, la sagesse demeure le meilleur conseiller.

C’est sur la base de ces idées du monde et de l’Être que se définit la biographie de Costa-Gavras. Des affinités incontournables, le bouleversant, le spirituel, l’anecdotique, l’émotif, le public et le privé, le cinéma et la vie; ces agréments de l’existence se réunissant harmonieusement dans ce témoignage exceptionnel, d’une richesse aussi humaniste que conciliante.

Adults in the Room

Costa-Gavras
Va où il est impossible d’aller : Mémoires
Paris : Éditions du Seuil, 2018

528 pages
[ ill. ]
ISBN : 978-2-0213-9389-7
39.95 $

ÉTOILES FILANTES
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