Visions du Réel 2021
COMPTE RENDU
D’ÉVÈNEMENT.
[ Présentiel & En ligne ]
texte
Luc Chaput
Des éclats d’obus et divers morceaux de métal, de bois et de béton tombent en novembre 1995 dans le quartier où demeure une famille bourgeoise dans une ville d’une province argentine, Rio Tercero. La famille possède une caméra qu’elle utilise pour rendre compte de moments banals ou heureux de sa vie. Ce jour-là et les suivants, la caméra capte le désastre causé par une série d’explosions à la manufacture militaire sise à proximité de la ville. À partir de ces cassettes retrouvées et celles plus anciennes, la réalisatrice Natalia Garayalde remonte le cours du temps et trace l’évolution d’une famille et de son voisinage et de l’impact juridico-politique de cette affaire dans Esquirlas (Splinters). La justesse du montage de ces archives personnelles et télévisuelles et l’acuité du commentaire ont permis à cette cinéaste de remporter le Prix spécial du jury de la « Compétition Burning Lights ».
D’hier et d’aujourd’hui
Cette 52e édition s‘est déroulée à Nyon à la fois en ligne et en partie en salle contrairement à l’an dernier, que nous avions couvert au loin dans une version totalement numérique. Plusieurs autres longs métrages de ces deux compétitions et d’autres sections revenaient de diverses manières sur ces rapports entre passé et présent.
Après son superbe moyen métrage d’archives An Ordinary Country (Zwyczajny kraj), présenté l’an dernier, le réalisateur polonais Tomasz Wolski trouve un moyen original pour revenir, dans 1970, sur les émeutes de décembre de cette année-là qui ont amené la mort d’une quarantaine de manifestants et l’arrestation de 3000 personnes. Employant les enregistrements retrouvés des appels téléphoniques de la cellule de crise du ministère de l’Intérieur, il les met en bouche de marionnettes assez ressemblantes qui incarnent ainsi à cinquante ans d’intervalle les réactions, discussions, ordres et contre-ordres de ces dirigeants à Varsovie et dans les ports de la Baltique. De nombreuses archives télévisuelles, photographiques et filmiques montrent le contexte et le déroulement des événements et par moments une dissonance s’installe entre les rapports et les images. Woslski apporte ainsi une autre pierre à la compréhension de cette tragédie déjà évoquée dans L’Homme de fer (Człowiek z żelaza) d’Andrzej Wajda et rendue rapidement célèbre par la chanson Janek Wiśniewsk , traitant de la mort d’un manifestant. Ce long métrage s’est mérité ex aequo le Prix spécial du jury de la Compétition Internationale Longs Métrages.
Un professeur de cinéma à Buenos Aires lit une citation de Raoul Walsh et essaie de s’assurer de son exactitude tout en entamant une recherche sur ce cinéaste classique hollywoodien, auteur de 140 films et déjà acteur dans Birth of a Nation de Griffith. Dans la première moitié de son film No existen treinta y seis maneras de mostrar cómo un hombre se sube a un caballo (There Are Not Thirty-six Ways of Showing a Man Getting on a Horse), Nicolás Zukerfeld présente ces diverses façons de monter à cheval mais aussi d’ouvrir et de fermer une porte ou de rentrer dans une pièce, toutes tirées de l’impressionnante filmographie walshienne. Après cette fête cinéphile dans laquelle les extraits sont trop succincts et déboulent rapidement pour les identifier, l’universitaire donne un compte-rendu précis de cette quête. Elle le mène dans les méandres de la traduction et sur l’évolution d’une phrase d’un réalisateur qui, comme beaucoup de ses confrères de cette époque, serait étonné du nombre d’écrits universitaires sur ses œuvres.
Un jeune homme et un adolescent échangent sur leurs expériences dans la ville de Harar en Éthiopie. Une partie de ces discussions a trait au khat, plante à effet psychotrope qui pousse dans la région et dont la culture s’est répandue encore plus récemment et a suscité envies, fortunes et dépendances. Dans un noir et blanc remarquable qu’elle a elle-même capté, la réalisatrice mexico-éthiopienne Jessica Beshir nous convie, dans un rythme le plus souvent lent, à partager les joies et les peurs de ces populations dans une ville plus que millénaire où vécut Arthur Rimbaud. Amené par le montage de Jeanne Applegate et Dustin Waldman, le passé surgit au détour d’une rue, dans des phrases, des musiques et des poèmes dont le titre Faya Dayi est issu. Ce long métrage, par la maîtrise dont il fait preuve, a permis à la réalisatrice de remporter le Grand prix de la compétition internationale et celui de la FIPRESCI.
Un ingénieur vivant en France retourne à plusieurs reprises dans son village natal du sud-est de la Turquie près de la frontière syrienne. Il y filme sa famille et les conflits larvés puis éclatants entre Mahmut, Zeynep, lui-même et leurs parents. Les dures paroles fusent ainsi que les conseils en catimini dans Les Enfants terribles d’Ahmet Necdet Cupur. Ce témoignage complexe de l’évolution des mentalités face aux structures favorisant encore un conservatisme certain a gagné ex aequo avec 1970 le Prix spécial du jury de la Compétition Internationale.
En se rendant au village de ses ancêtres en ex-Yougoslavie, un cinéaste vivant aux Pays-Bas remarque une église sur un île dans un lac dans cette région montagneuse de Bosnie. Stefan Pavlović décide de rester quelques jours sur place et d’aller explorer le lieu. Une rencontre déterminante s’en suit avec Zdravko, pêcheur solitaire. Ce soldat traumatisé par la guerre civile et le réalisateur, bègue et parlant difficilement sa langue maternelle, trouvent au fil du temps de nombreux terrains d’entente, échangeant même la prise de vues et le contrôle de la chaloupe pour construire une amitié improbable et inespérée. Looking for Horses a mérité à son réalisateur-protagoniste le grand prix de la section « Burning Lights ».
Cette manifestation avait comme invité d’honneur l’écrivain et cinéaste Emmanuel Carrère qui avait placé dans sa sélection La bête lumineuse de Pierre Perrault. Cette édition de Visions du réel contenait d’autres films intrigants, passionnants, inégaux tels The Bubble, Bellum – The Daemon of War, Molecole, La luna representa mi corazón ou Ostrov – Lost Island qui continueront leurs parcours sur les écrans grands et plus petits dans cette prochaine année post-pandémique.