Claude Demers
ENTRETIEN
Élie Castiel
« Chez tout individu,face aux angoisses de l’existence,
il y a toujours moyen de créer un imaginaire abstrait
ou concret par le biais de diverses formes d’expression… »
Fictions et documentaires traversent le parcours cinématographiques de Claude Demers, cinéaste québécois singulier, le dernier film de long métrage datant de 2014, D’où je viens, un essai documentaire. Au même titre qu’un Bernard Émond, atteint d’un humanisme salutaire qui transcende le quotidien. Et dans ce tout récent film, farouchement personnel, il accueille la forme cinématographique au même titre qu’une enquête sur les origines. Nous l’avons rencontré afin qu’il fasse le point sur la question.
[ Comme il ne se doit pas, j’indique quand même à Claude Demers que j’ai fort aimé son film, pour ensuite entamer l’entrevue ] – Il répond.
J’aime ça que les gens se compromettent. Je me suis compromis comme artiste, je me suis mis à nu; je ne vois aucune raison pour que le critique ne fasse pas la même chose [ma réaction, par un geste du visage, est surprenante, j’en conviens, et oui, je suis totalement d’accord avec lui ]. Dans un sens, votre quête personnelle est celle de beaucoup d’individus, d’ici et d’ailleurs, hommes et femmes. Comment émerge cette idée de rompre avec une rupture dès la naissance?
En fait, je suis heureux de vous entendre dire cela, car au début je n’ai pas voulu faire nécessairement ce film, mais il s’est imposé à moi. Mais dans ce processus d’identification, il fallait à tout prix éviter le côté narcissique de la chose et ses multiples pièges.
Deux mots prennent une signification particulière dans votre film : fatum (cette idée du destin) et exutoire (une forme d’antidote), menant à une catharsis. Qu’en est-il dans votre cas. Par quels moyens y arriver?
Par le biais de l’art, par ce qu’il transmet au monde.
Belle réponse.
Si on me pose la question de savoir si on est guéri de cette situation existentielle, je réponds encore une fois que c’est l’art (dans mon cas, le cinéma) qui me l’a permis. Lorsque je place en exergue la phrase selon laquelle ma mère m’oblige à lui promettre de ne pas raconter son histoire ou de faire un film sur elle, je ne l’obéis pas puisque c’est aussi mon histoire. Comme déjà mentionné, je n’avais pas en tête de faire ce film, mais lorsque j’ai eu ma première fille, le processus s’est entamé. Une question de filiation, de continuité sans doute.
Comment vit-on cette absence de mère biologique, cette rupture totale avec le cordon ombilical?
Très bonne question. Parce que pour les besoins d’un film, il y a cette troublante frontière entre une réalité parfois imaginée et la fiction (une composante évidente dans Une femme, ma mère); de nombreux questionnements se sont imposés à moi durant l’écriture et le tournage du film, voire même le montage. Il fallait éviter de montrer un enfant qui souffre de l’absence de l’autre, de cette rupture avec la normalité telle que conçue par la société. Un processus très difficile puisque ma conjointe était repartie pour Berlin pendant quelque temps et il fallait que je m’occupe aussi de ma fille et éviter d’avoir cette sensation de l’abandonner. Comme une mise en abyme non voulue dans ma propre vie. Dire que je n’ai jamais senti une absence serait mentir. Mais comment nier l’ouverture de cette famille d’adoption de milieu populaire qui m’a accueilli les bras ouverts. Ça me fait prendre conscience que mes premiers films de fiction étaient désincarnés, évoluant dans des zones grises. En revanche, le documentaire m’a permis de me réaligner, de retrouver un certain équilibre. Ce qui est important de mentionner, c’est bel et bien que cette quête s’est étalée sur un peu plus de quinze ans et que je n’y concentrais pas tous mes efforts, sans pour autant abandonner l’idée. Lorsqu’il a fallu que je tourne le film, j’ai senti que c’était au bon moment.
Sans aborder des questions personnelles, le fait que votre conjointe est d’origine étrangère a-t-il un rapport inconscient avec votre mère biologique qui préférait des histoires avec des étrangers.
Je ne me suis jamais posé la question. Mais je réalise que moi aussi, même si j’ai eu des rapports affectifs avec des québécoises d’origine – en fait, tous les habitants du Québec sont des Québécois quels que soient leurs pays d’origine. Je préfère donc dire « canadiennes-françaises » pour mieux situer le contexte que nous abordons – j’ai toujours eu une prédilection émotionnelle pour les femmes d’autres pays.
Sur autre ordre de pensée, par défaut sans doute, étant un film sur l’absence et la mémoire, le noir et blanc s’imposait.
Effectivement, comme le format 4tiers qui ressemble à un album de souvenirs. Je savais aussi que j’allais travailler avec des archives qui, pour la plupart, étant donné les époques dont il est question, étaient en noir et blanc. J’ai pensé, peut-être, que dans certaines parties mises en scène, j’utiliserais la couleur. Pour plusieurs documents, il fallait que je fasse un travail de nettoyage de poussière colossal pour que le côté vintage de l’entreprise paraisse plus proche d’aujourd’hui.
Votre film est maintenant livré au public. Personnellement, vous sentez-vous libéré en rapport à cette quête de l’absence? Prêt à passer à autre chose?
J’ai fait un film. Point. Pour moi, c’est la réponse à votre question. En quelque sorte, ma libération est là. Chez tout individu, face aux angoisses de l’existence, il y a toujours moyen de créer un imaginaire abstrait ou concret par le biais de diverses formes d’expression. Tout se résume ainsi.
[ voir Critique ici ]