Culture et revitalisation urbaine :
Le cas du cinéma Beaubien à Montréal

Comment

parler

d’une

salle de cinéma

sans parler

de ses films?

RECENSION.
Cinéma / Urbanité ]

★★★

texte
Pierre Pageau

Le livre Culture et revitalisation urbaine prend comme exemple, comme prétexte, de son analyse urbaine, une salle de cinéma de répertoire bien connue, le cinéma Beaubien (dans le quartier de Rosemont/La Petite-Patrie, à Montréal). D’ailleurs, la toute première phrase de l’introduction indique bien le but de l’ouvrage : « Ce livre porte sur le rôle des initiatives culturelles dans les démarches de revitalisation urbaine portées par des organismes communautaires. » Effectivement, comme le dit bien la fin de cette phrase, le cinéma Beaubien n’est pas, comme une majorité de salles de cinéma, d’aujourd’hui et d’hier, une compagnie privée, une entreprise commerciale, mais c’est bien un organisme communautaire, un OBNL (Organisme d’économie sociale). Au lieu d’une salle de cinéma on aurait pu imaginer le même travail fait avec une compagnie qui fabriquait des biscuits (comme Viau dans l’Est de Montréal).

Le Beaubien des origines.

L’historien des salles de cinéma en moi (Les salles de cinéma au Québec, 1896-2008, GID, 2009) dirait qu’il faut préciser que l’on parle ici d’une étape, la dernière, dans la l’histoire du cinéma Beaubien. En effet, il y a d’abord eu la première étape du cinéma Beaubien, sous ce nom, qui ouvre en 1937. Mais, le Beaubien dont il est question dans ce livre, l’OBNL, est celui qui naît officiellement le 31 août 2001. Ce Beaubien est né sous la responsabilité de Mario Fortin. Au début de l’histoire de nos salles on aurait nommé cette salle le Fortin-O-Scope, pour reprendre et pasticher le célèbre Ouimetoscope (propriété de Ernest Ouimet, 1877-1972), parce que Mario Fortin a tellement imprimé son dynamisme, sa vision, pour s’assurer de la rentabilité (économique et filmique) de ce cinéma. Mario Fortin est un gestionnaire culturel depuis près de 40 ans. On le retrouve associé à de nombreuses et importantes compagnies de cinéma, tel Cinémas Unis ou Lionsgate. Il prend la décision, en 2001, de « plonger » et littéralement de « sauver » une salle que l’on croyait morte, en faillite totale. Lorsque Mario quitte, en 2022, on peut dire que le travail a été accompli, et avec succès. Le Beaubien est devenu un modèle pour un OBNL dans le secteur culturel. Un exemple donc de réussite à la fois culturelle et économique. Ce pourquoi les auteurs de l’ouvrage savaient qu’ils avaient entre les mains un sujet en or.

Pour mesurer la place de ce complexe de cinq salles dans son quartier, on peut revenir à 1937, à la naissance du cinéma Beaubien original et voir les effets sur la vie sociale ambiante. Chose certaine le fondateur de cette salle, J. A. DeSève, avait aussi comme ambition de créer un « cinéma de quartier ». L’historien Yves Lever, dans sa monographie consacrée à DeSève la décrit : « … une salle de 700 places pour répondre aux besoins d’une population en pleine croissance. » (p. 100).

Le Dauphin du cinéma populaire et d’art & d’essai.

DeSève vient de créer une compagnie de distribution du « film parlant français. Mais, il a constaté rapidement qu’il a besoin de salles pour diffuser ses films. Il crée alors la compagnie France-Film avec une série de salles de cinéma qui portent le plus souvent le nom de « Cinéma de Paris » (ainsi à Montréal, Québec Trois-Rivières, Sherbrooke, Hull, St-Hyacinthe). À Montréal son navire-amiral est le cinéma St-Denis (rue St-Denis), avec 3 000 places (donc un super palace). Avec le Beaubien son ambition est moins grande; en effet ce cinéma ne présentera pas des primeurs, comme ses autres salles, mais des reprises. En décembre 1937 le Beaubien ouvre avec Abus de confiance (avec Danielle Darrieux et Charles Vanel) et Prends la route (avec Jacques Pills et Georges Tabet). La politique du cinéma parlant français s’exprime bien avec ces choix. Et clairement le public francophone du quartier apprécie ces films populaires venus de France.

En janvier 1965 on modifie le nom du cinéma Beaubien qui devient alors « Le Dauphin ». Il veut tirer profit d’un engouement pour un certain cinéma de répertoire. À l’époque, en effet, des salles comme l’Élysée ou le Verdi, font la preuve que cela est rentable. Mais cette nouvelle salle va choisir comme film d’ouverture L’homme de Rio (avec Jean-Paul Belmondo). Ce qui indique bien que Le Dauphin ne vise pas un cinéma de répertoire hard (genre Jean-Luc Godard) mais qu’il veut rejoindre un plus grand public. Encore et toujours un public de quartier. Ensuite, en 1968, tout comme de nombreuses salles aussi à cette époque : Le Dauphin se divise en deux salles : la Salle Renoir (582 places) et la Salle McLaren (100 places). La grande salle, avec du 35 mm, continue la quête d’un public populaire, mais de répertoire. Le public du quartier réagit bien.

Le « nouveau » cinéma Beaubien ouvre officiellement ses portes le 31 août 2001 en présentant Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (de Jean-Pierre Jeunet, avec Audrey Toutou). On est donc passé d’un certain cinéma français classique (1937) à du cinéma français de divertissement (aussi bien L’homme de Rio qu’Amélie Poulain). Le grand projet de J.A. DeSève, d’une certaine façon, revit et fonctionne. Par ailleurs, le cinéma Beaubien se fait un devoir de programmer de nombreux films québécois, comme Gaz Bar blues, La grande séduction, 20 h 17 rue Darling, La neuvaine, Bluff… pour bien rejoindre sa clientèle francophone. Dans un documentaire récent (réalisé par Geneviève Malette), pour le 20e anniversaire du cinéma Beaubien, on apprend que le magnifique documentaire de Hugo Latulippe et François Prévost Ce qu’il reste de nous (2004) va y connaître un succès unique. À lui seul ce film semble bien contribuer à la création d’un nouveau public pour le Beaubien, un public qui va gentrifier le quartier, mais avec une ouverture sur le monde. En effet, ce film nous présente une québécoise, née de parents tibétains en exil, qui va défier les autorités chinoises pour pouvoir parler avec liberté et justesse de la situation du peuple tibétain. Le succès de ce film démontre aussi que « l’image villageoise du quartier » (p. 96) s’accommodait bien d’une vision généreuse des enjeux de la planète.

La grande séduction

L’ouvrage de Wilfredo Angulo, Jean-Louis Klein et Diane-Gabrielle Tremblay comporte une grande partie théorique; il s’agit bien d’un livre d’universitaires. Une force de l’ouvrage, cependant, est de reposer sur une grande quantité d’entrevue. Avec des citoyens, des marchands et, bien sûr, le Directeur général Mario Fortin. Ce qui donne une grande solidité aux analyses et démonstrations. Ainsi, les auteurs peuvent produire de grands tableaux qui explicitent bien l’essentiel de leurs trouvailles. Comme, à la page 89 : « Opinion des acteurs sur la revitalisation du Beaubien », et aussi page 95 : « Perception des acteurs au sujet de la gentrification ». Ces tableaux, et le livre en général en fait, démontrent la valeur économique d’un lieu culturel – ici une salle de cinéma – pour revitaliser un quartier; CQFD.

Sur note personnelle, autobiographique, je peux témoigner du fait que lorsque je me suis impliqué avec un comité de citoyen (de Mercier-Est), pour ouvrir une nouvelle salle, STATION VU, vers 2010, l’initiateur de ce projet, Stéphane Hardy, utilisait systématiquement le concept de revitalisation pour vendre cette idée d’une nouvelle salle de quartier. Et une salle de type OBNL. Donc, Hardy utilise le même terme que les auteurs de notre plaquette utilisent dans le titre de l’ouvrage : « Culture et revitalisation urbaine ». Dans Mercier-Est, il était question davantage d’une revitalisation CULTURELLE, mais fondamentalement le but était le même que celui de la création du Beaubien de 2001.

Le Beaubien était d’ailleurs le modèle qui a inspiré Stéphane Hardy. Dans Mercier-Est le défi était énorme : il fallait créer de toute pièce une nouvelle salle, avec les conditions physiques et légales nécessaires. Puis il a fallu se gagner un public. Après environ trois ans nous avions un public stable; cela veut dire environ 20 spectateurs en moyen dans une salle de 40 places. Aujourd’hui, en 2022, notre ancien STATION VU renait dans une salle existante, la salle Marie-Pierre et Richard Séguin, à l’intérieur du Centre communautaire Roussin, dans Pointe-aux-Trembles. Cette salle a une capacité de 110 spectateurs. La lutte pour regagner un public, après l’effet dévastateur de la COVID, nous prouve qu’il y a encore ici un besoin pour un outil de promotion culturelle dans le « village » de Pointe-aux-Trembles. Tout ceci pour dire que, bien que ce livre ne s’intéresse pas à la programmation comme telle de films comme tel, il offre une vision très juste de la vie économique d’une salle. Depuis au moins 1909 toutes les villes et villages du Québec ont au moins une salle de cinéma. Si celles-ci naissent c’est parce qu’il y a des entrepreneurs, des gens qui risquent des sous.

Le cinéma Beaubien est une sorte de dinosaure, un survivant, qui a su s’adapter. Il peut servir d’exemple pour quiconque veut ouvrir une nouvelle salle de cinéma, et ainsi prouver aux décideurs qu’en plus d’offrir une vue culturelle ouverte il va très probablement rapporter des sous. L’ouvrage de Klein, Angulo et Tremblay rend le tout très concret.

Ces propriétaires aiment le cinéma et ils veulent offrir des salles de qualité. Et plusieurs de ces salles vont créer des effets de gentrification, peu importe la nature et quantité de la population. Même le cinéma Outremont, sous la direction de Roland Smith (1971-1987), tout en étant dans un quartier déjà très gentrifié a pu se développer sur cette voie. Durant toutes les années glorieuses des salles de cinéma (pour l’essentiel, entre 1910 et 1960) l’insertion des salles de cinéma dans la vie sociale, économique, culturelle, communautaire des divers lieux est exemplaire. En 2022 ces lieux cinématographiques dynamiques sont maintenant rares. Le cinéma Beaubien est une sorte de dinosaure, un survivant, qui a su s’adapter. Il peut servir d’exemple pour quiconque veut ouvrir une nouvelle salle de cinéma, et ainsi prouver aux décideurs qu’en plus d’offrir une vue culturelle ouverte il va très probablement rapporter des sous. L’ouvrage de Klein, Angulo et Tremblay rend le tout très concret.

Wilfredo Angulo
Jean-Louis Klein
Diane-Gabrielle Tremblay
Culture et revitalisation urbaine :
Le cas du cinéma Beaubien à Montréal
Préface de Mario Fortin,

directeur du Cinéma Beaubien
[ Coll. « Géographie contemporaine »)
Québec, QC : Presses de l’université du Québec, 2022
121 pages
[ Illustré ]
ISBN : 978-2-7605-5707-9
Prix suggéré :  32,00 $

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