La voix humaine. L’hiver attend beaucoup de moi.
CRITIQUE.
[ ART LYRIQUE ]
un texte de
Élie Castiel
★★★ ½
Désunion avec l’être aimé ou avec sa condition de femme. Deux contextes différents. Un élément du décor qui semble les relier, la voiture immuable d’une autre époque, celle de l’Art déco; mais aussi les pièces musicales, étrangement semblables. Quasi mêmes résonance, rythme, cadence, brèves secondes remplies de signification dramatique qui montrent l’amante dans le premier cas et les deux femmes dans le deuxième, les deux voix s’enchevêtrant l’une dans l’autre sans que ça paraisse. Deux œuvres de la modernité qui unissent leur destinée artistique et leur originalité.
Dans le cas de La voix humaine, la pièce de résistance, une proposition de Francis Poulenc créée en 1958, d’après monologue théâtral de Jean Cocteau, conçu en 1930. Presque trois décennies d’écart et qui, par magie, s’unissent par ce qu’on appelle simplement « mise en scène », les arts lyrique et dramatique ne formant qu’un.
Femmes au bord
de la crise de rupture
Comme personnage, une femme « sans nom », représentante sans doute de toutes les femmes, en crise de rupture. Par téléphone, qu’elle s’invente peut-être. Un homme au bout du fil qu’on devine d’après les réactions entretenues; acte qui ressemble à une cassure, et l’est en fait, parfois parsemée de signes éphémères d’espoir, que la femme veut s’imaginer pour ne pas sombrer dans l’oubli et la dépression amoureuse.
Mais d’un point de vue contemporain, et avec le passage du temps, nous référant à Cocteau, la mise en perspective critique de la domination de l’Homme sur la Femme. Dans la relation, il mène le jeu. Elle, par contre, ne dépend que de lui et de ses humeurs et bien évidemment caprices de séduction et de conquêtes.
Francine Bellemare est impériale. Très proche de nous grâce aux soins du spectacle « en ligne », le faciès s’exprime avec une grâce et une souffrance impondérables, la soprano tout à fait consciente de son art de la voix et dans le même temps de l’importance dramatique du jeu.
Un mouvement de caméra que l’on voit sur scène, physiquement, selon les déplacements, et, médium le rendant possible, par des coupes (cinématographiques), de légers plans moyens, d’autres d’ensemble qui donnent la place à ce décor dépouillé, quasi vierge, comme la rupture, l’abandon, la reddition qui, en fin de compte, sera faussement atténuée par la caresse d’un morceau de fourrure blanche comme neige annonçant la scénographie et l’ambiance du deuxième opéra de chambre.
La continuité entre deux mondes, deux époques, demeure évidente, et la transition s’impose, assume sa condition et mine de rien, s’invente deux univers qui, tout en restant parallèles par leur thématique, ne peuvent que prolonger inlassablement le discours féminin à travers le temps.
Une nouvelle création québécoise, L’hiver attend beaucoup de moi, signée Laurence Jobidon, selon le livret de Pascale St-Onge. Au piano : Jennifer Szeto, comme dans le cas d’Esther Gonthier dans le Poulenc/Cocteau, dans un univers qui leur est familier. L’entente est majestueuse.
Nord québécois. Au beau milieu d’un climat froid et surtout hostile, Léa cherche un refuge pour protéger sa vie et son enfant à naître. Sa rencontre avec Madeleine, une femme tourmentée, va tout changer. Cette inconnue lui promettant, par ses mots, de la mener au bout d’une route qu’on appelle « femme ».
Un dialogue se crée. Cet incident de parcours se transforme en un champ-contrechamp sur la condition féminine avec, comme proposition, un pas vers le changement, ou du moins, son éventualité. Mais contrairement au texte de Cocteau, les mots, malgré leur portée, succombent à une très forte intellectualisation de la pensée. Le défi n’est pas toujours clair, le raison trop poussée vers la métaphore, vers des signes abstraits, portant le sceau des temps nouveaux, époque où les créations artistiques, toutes tendances confondues, se perdent parfois dans des jeux de la pensée qui nous dépassent. Une autre génération d’artistes? Indubitablement, mais rendant le message parfois inextricable, laissant le spectateur un peu sur sa faim.
La clarté du Cocteau est physique, terre-à-terre. Dans le Jobidon, il faut apprendre à s’intégrer dans l’esprit à la fois articulé et positivement tourmenté de la créatrice. La conception de son œuvre semble avoir été conçue comme un geste de résistance et en soi, c’est là un acte de foi.
Sans oublier, bien entendu, la mise en scène de Solène Paré – dont on a largement apprécié sa mise en perspective dramatique dans Le théorème d’Euclide (une polémique) du finissant-ÉNT Hugo Fréjabise (voir ici). Dans les deux pièces lyriques proposées, elle a recours au même espace physique que les décors rendent passablement différents, mais sa stratégie fonctionne merveilleusement bien; la continuité entre deux mondes, deux époques, demeure évidente, et la transition s’impose, assume sa condition et mine de rien, s’invente deux univers qui, tout en restant parallèles par leur thématique, ne peuvent que prolonger inlassablement le discours féminin à travers le temps. Une histoire sans fin.
ÉQUIPE DE CRÉATION
Mise en scène
Solène Paré
Musique
Francis Poulenc (La voix humaine)
Laurence Jobidon (L’hiver attend beaucoup de moi)
Livret
Jean Cocteau (La voix humaine)
Pascale St-Onge (L’hiver attend beaucoup de moi)
Décors
Étienne René-Contant
Costumes
Geneviève Lizotte
Éclairages
Martin Sirois
Maquillage & coiffures
Suzanne Trépanier
Production
Opéra de Montréal
Durée
Environ 1 h 40 min
(incl. les 2 spectacles)
[ Sans entracte ]
Diffusion
En ligne
@ https://www.operademontreal.com/laffiche/webdiffusion
Représentations
Jusqu’au 19 novembre 2020 – 19 h 30
ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. ★ Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]