Déconstruire au cinéma

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| Cinéma |

texte
Élie Castiel

 

Ironie du sort : au moment de rédiger ces lignes, la pandémie du COVID-19 sévit à travers le monde ; pour nous, êtres sensibles malgré souvent les apparences, nous partageons quotidiennement un cauchemar qui a du mal à se dissiper. D’où l’importance annonciatrice, en quelque sorte prophétique, de l’ouvrage de Michel Arouimi, auteur, entre autres, de La métaphysique au cinéma (2016) ; écrit qui utilisait la même approche que le livre présent pour illustrer, par le choix des films (de genre) abordés, la fin d’un monde et sans doute le début d’un autre en devenir.

Un monde

     en perdition

Avec Déconstruire au cinéma, le ton est plus apocalyptique, graphique même, intransigeant, la plume d’Arouimi ne reculant devant rien pour émettre de solides théories, de métaphores angoissantes et de puissants enjeux politiques sur les rapports entre les principales religions monothéistes, notamment en ce qui a trait aux fondements judéo-chrétiens. L’Islam n’est pas épargné, mais le ton est plus pudique, le verbe plus délicat, le ton prenant ses distances. Quatorze films sont analysés, non pas dans un contexte formel, mais selon une démarche thématique liée à des problèmes sociaux et existentiels.

On retiendra particulièrement l’avant-dernier chapitre, sur The Ritual / Le rituel (2017) de David Bruckner, librement inspiré du roman du Britannique Adam Nevill – « Le christianisme et plus encore le judaïsme sont l’objet d’une remise en cause féroce dans ce roman, certes par la bouche des personnages infernaux (qui sont en fait autant de doubles du héros… et plus loin, dans la même page… Le roman de Nevill est animé par le feu qui a été celui des écrivains antisémites les plus connus, mais avec une malice qui manque à ces derniers… » (p. 124).

À partir de cet attrait hargneusement subversif, Bruckner (remarqué en 2012 avec le segment Amateur Night dans V / H / S) adoucit le côté intellectuellement névrosé de la chose, mais n’hésite pas à le remplacer par des effets d’optique (ou visuels) aux diverses interprétations, parfois frôlant le grand-guignolesque.

The Ritual

Sans jeu de mots, Michel Arouimi est un penseur et il ne pèse pas ses mots. Pourquoi le ferait-il ? À travers The Ritual (le roman et le film), les anciennes religions aux multiples déités sont confrontés à notre contemporanéité monothéiste qui donnerait sans doute du fil à retordre à nos puristes les plus effrenés. C’est le chapitre le plus long dans Déconstruire au cinéma puisque les deux modes d’expression sont traités. Essai sans concessions, savamment recherché – Arouimi a dû lire roman et visionner le film plusieurs fois pour arriver à des détails aussi éclairés.

L’ouvrage débute avec un essai sur Suite 313, de l’Italien (?) Aaron Pederis. Thriller qui prend les formes du film d’épouvante tant la symbolique s’avère exarcerbée. Comme dans La métaphysique au cinéma, il est souhaitable d’avoir vu les films dont il est question pour mieux saisir le prélèvement qu’en fait Arouimi. En revanche, les détails et les explications donnés par l’auteur semblent si transparants qu’on se plaît à imaginer toutes ces séquences où l’horreur côtoie le quotidien, où le monde réel se confond à l’imaginé, où les frontières entre la vie et la mort se rapprochent avec autant de déreliction et aussi important, lorsque les formes animale et humaine se juxtaposent sournoisement comme si la vie n’était qu’un rituel païen incessant.

Nous vivons dans un monde technologique qui risque de nous emprisonner dans un espace virtuel désocialisant (à moins que ce ne soit déjà le cas). Arouimi aborde ce thème aussi dans son analyse de Suite 313. Sa logique est bouleverstante et dans le même temps hallucinante.

Erasing Eden

Après Suite 313, l’auteur aborde Erasing Eden, 2016, de la réalisarice Beth Dewey – auteure de Tweeked quelques années plus tôt, et se conjuguant tout aussi bien au féminin. La condition féminine continue à être son cheval de bataille et est abordé dans Erasing Eden selon l’approche du road-movie, où chaque rencontre, chaque nouvelle situation est une aventure en soi, d’où  cette étrange épouse « en devenir  » doit se débrouiller de toutes les façons inimaginables pour s’en sortir. Ici, le recours au livre de Jacques Ellul, Le système technicien (Calmann-Levy, 1977) constitue pour Arouimi une référence en soi, tant l’auteur semble affectioner la démarche thématique de l’auteur. La robe de mariée, que l’on voit nettement dans l’affiche du film, voir première de couverture, n’est plus un simple attrait vestimentaire, mais devient une sorte de devise annonciatrice parce que justement juxtaposée à un lieu étrange – « L’incongruité de cette robe en pareil lieu est moins remarquable que l’identification… le comble de l’identification du « Tous  » et de « la Personne » observée par J. Ellul dans le monde technicien… » (p. 41). La suite est un amalgame de situations, étranges pour le néophyte, mais suivant une logique spectaculaire si on suit la pensée de la cinéaste. Il me semble que dans cette partie, la dictature de la « technique » de tout ce côté désincarné de notre physicalité nous mène vers une réalité totalement surréaliste que nous avons du mal à saisir, mais que nous assumons comme par un tour de magie.

Le chapitre II – « Une pandémie sacralisée » – nous interpelle par les temps qui courent. Comme si par le biais de deux films, The Girl with All the Gifts / The Last Girl – celle qui a tous les dons (2016) de Colm McCarthy, et It Comes at Night / Quand tombe la nuit, au Québec (2017), de l’incomparable Trevor Edward Shultz, Arouimi prenait indirectement conscience qu’une épidémie à l’échelle mondiale se préparait à l’horizon.

Dans les deux cas, des récits simples à partir desquels où par exemple, les traditions (ou valeurs) d’un vieux monde sont défiées, au nom de la fin d’une civilsation. Cette fin, justement, ne doit-elle pas être accompagnée d’une situation cataclycismique – Nouveaux migrants, démographie galopante, signes auxquels j’ajouterais l’émergence agressive d’un virus encombrant comme résultat de toutes ces nouvelles identifications.  As-t-on besoin de plus de détails.

It Comes at Night

Dans It comes at Night, « Le symbolisme de la pandémie à l’égard de l’uniformisation du groupe humain se complète par l’idée du sacrifice, autour duquel ce groupe affirme sa cohésion… » (. 74). Shultz évoque le sida, mais ne peut-on pas le remplacer, aujourd’hui, par le COVID-19 ? Même esprit annonciateur chez Arouimi. À bien y penser, ces cinéastes-prophètes ne sont après tout que des observateurs chevronnés de leur époque, de fins témoins d’une civilisation en pleine(s) mutation(s). À partir de ces constats, n’en tirent-ils pas des conclusions ou plutôt des théories sur notre monde en devenir ? Quoi qu’il en soit, le film de genre reprend dans l’ouvrage d’Arouimi ses droits, son statut de vecteur d’idées non seulement sur la condition humaine, mais également sur tout cet arsenal technologique censé nous remplacer. Les références à l’Islam, plus appuyées, renvoient à une ère de notre civilisation qui, en quelque sorte, peut se voir comme une période prophétique tant les anciennes civilisations se rapprochent de nous, au grand dam de certains contemporains.

Un autre chapitre, le III, dont le tire « L’ennemi nous désire » est un oxymore qui s’affiche tout haut, rassemble It Stains the Sands Red ou Bloody Sand (2016) de Colin Minihan et le magnifique Mother! / Mère !, au Québec de l’iconoclaste Darren Aronofsky.

Dans le premier, Molly, une jeune femme de son temps, plutôt légère, se dispute avec son petit ami, un Noir ‘aux allures de rappeur’ (sic). Par la suite, une aventure qui nous conduit dans l’univers des morts-vivants, du racisme quotidien et, curieusement, où on voit surgir la notion du sacrifice dans un monde dépravé, comme ultime étape, non seulement à la survie de l’espèce, mais comme un état rédempteur, un acte de foi envers l’Humanité.

Mother!

Et comment ne pas souligner le sublime Mother!

Si Requiem for a Dream demeure le film-fétiche du réalisateur, Mother! n’en demeure pas moins une autre variation solide sur ses thèmes de prédilection, notamment la création artistique, le goût prononcé pour la suggestion et la fragilité des tensions psychologiques des personnages. La femme, comme dans le sophistiqué Black Swan ,est le centre du film. Elle correspond à l’idée que le cinéaste éclectique se fait de celle-ci. Ici, elle vit constamment dans une bulle agitée située entre le rêve et la réalité, entre le magique et l’imaginaire ; d’où une caméra qui s’approche constamment d’elle, s’incruste presque dans son cerveau, impudiquement, l’interceptant à chaque tournant. On n’est pas loin de Rosemary’s Baby, l’excellent film de Roman Polanski qui traduisait formidablement bien les croyances de l’occulte liées à l’appartenance juive du cinéaste polonais. Aronofsky est également Israelite et partage sans aucun doute cette notion hors de la réalité. Mais le ton carnavalesque donné à l’ensemble manifeste également de ce jeu entre la caméra et le filmé. Ces êtres étranges, malgré leurs apparences humaines, sont filmés fugitivement, presque de façon fantomatique ; tout le contraire du personnage de Mother, la femme sans nom, celle sans enfant, celle par qui l’absence se fait chair, prise pourtant humainenent par une caméra faussement détendue. En fait, Darren Aronofsky a construit un film conceptuel sur la maternité et plus exactement sur son manque. On y croit sans y croire. On jubile devant le choix chromatique proche de la peinture et du cinéma gore. Et en fin de compte, on se laisse emporter par ce tourbillon quasi circassien qui ressemble à un fil d’Ariane qui guidera la principale intéressée dans ce dédale sans issue.

Michel Arouimi nous rappelle qu’il est, selon le cas, important de saisir les oedèmes qui découlent de chaque œuvre en essayant des les associer à l’Histoire, l’Art, la Religion… Bref, à notre monde présent.

À ce long passage personnel, le livre d’Arouimi soulignera à gros traits cette image inoubliable qu’il nous fait sentir au plus profond de notre être : « La plupart des visions de cette foule incontrôlable sont autant de citations filmmiques de l’invasion des migrants ou boat-people, poussés par la faim ou par la convoitise sur les frontières de la civilisation occidentale, notamment figurés par le filet qui, dans une scène tardive, sépare la jeune femme enceinte de cette foule en délire…. » (p. 109). On n’imagine pas cette séquence puisque nous avons vu le film. De discrètes larmes coulent de nos yeux, non pas par sensibilité exacerbée, mais par une prise de conscience que le monde où nous vivons nous soumet parfois (ou souvent) à des situations surréalistes. Ces timides sanglots ne sont qu’une forme d’apaisement face à l’incompréhensible, à ce qui nous dépasse.

Call Me by Your Name

On soulignera le dernier chapitre du livre consacré au thème de la famille (déconstruite) par le biais de sept films dont The Book of Henry (Colin Trevorrow), Call Me by Your Name (Luca Guadagnino), The Wife (Björn L Runger) et In the Fade (Fatih Akin). On ne reverra plus ces films de la même façon. La raison est simple : au-delà des facteurs formels et esthétiques qu’ils entretiennent, Michel Arouimi nous rappelle qu’il est, selon le cas, important de saisir les oedèmes qui découlent de chaque œuvre en essayant des les associer à l’Histoire, l’Art, la Religion… Bref, à notre monde présent.

Michel Arouimi
Déconstruire au cinéma
(Coll. « Cinématographies »)

Paris : Orizons, 2019
204 pages
[Sans ill.]