La famille Fermanian :
L’histoire du cinéma Pine de Sainte-Adèle

RECENSION.
Cinéma ]

★★★ ½

texte
Pierre Pageau

Voilà un ouvrage pertinent, bien écrit, qui va permettre d’en savoir plus, aussi bien sur une salle spécifique, le Cinéma Pine de Sainte-Adèle, que sur la famille qui l’a fondé et maintenu en vie, les Fermanian.

Aux

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du

temps

Déjà, la Table des matières, indique que la recherche sur l’histoire de cette famille (parfois, Karabian) est fondamentale, qu’elle va occuper une grande partie du livre. En effet, les cinq premiers chapitres lui sont consacrés, l’équivalent de presque 70 pages sur l’ensemble du livre. Les derniers chapitres se pencheront sur l’histoire de cette famille, de nos jours.  Cela peut sembler, à première vue, exagéré, avec le risque presque d’oublier la salle comme telle.  Mais il faut bien retenir que le titre principal de l’ouvrage. La salle de cinéma est indiquée comme sous-titre, ce qui justifie le choix narratif.

L’historien des salles que je suis (Les salles de cinéma au Québec, 1896-2008. GID, 2009) sait très bien que lors de la naissance des salles de cinéma au Québec, 1909-1919 pour l’essentiel, donc des Scopes jusqu’aux Palaces, la très grande majorité des propriétaires ne sont pas des francophones du Québec; un peu donc comme les Fermanian de Sainte-Adèle.  Ils sont Grecs, Syriens, Libanais, Juifs et autres. Ernest Ouimet (1877-1972) est donc l’exception qui confirme la règle, l’arbre qui cache la forêt. Dans une excellente thèse publiée par l’Université Concordia, Louis Pelletier nous a fait découvrir George Ganetakos, un Grec de naissance, qui va créer une chaîne de salles, la plus importante au Québec, après la Famous Players des Américains, cette compagnie d’ici sera la United Amusement Corporation; réseau principalement actif durant la période du cinéma muet et à Montréal. Ce grand réseau survit en présentant essentiellement du cinéma américain (en anglais); avec des salles, à Montréal, comme les Rivoli, Régent, Plaza, Strand, Rialto, Belmont, Rosemont, Amherst, Corona, Papineau, Westmount.  Bref, la United a le droit d’exister un peu partout à Montréal sauf sur la rue Sainte-Catherine ouest, le lieu des grands Palaces (Capitol, Lowe’s, Palace, Séville, York) gérés, eux, par des intérêts américains.  Il faut attendre les années 30-50 pour voir naître des réseaux francophones, plus petits, comme celui de J.A. De Sève (France-Film) et le réseau de Léo Choquette, en région et, dans ce cas, constitués de petites salles. La salle des Fermanian, qui ouvre avec 300 places, s’inscrit donc dans l’esprit de ces cinémas régionaux.

Ce qui n’empêche pas que hors du grand centre, il y aura des nombreux propriétaires issus de diverses communautés ethniques. Cela se distingue, par exemple, en Abitibi avec des propriétaires comme Chalykof, Dydzak ou Allevato.   Le Bulgare Chalykof sera le propriétaire du Princess à Val d’Or (M. Chalykof sera également élu maire de la ville).   L’Italien Frank Allevato ouvre le cinéma Allevato en 1930 (qui deviendra le cinéma Alexander). Dydzak va ouvrir le cinéma Palace, en 1938, dans la ville de Cadillac. Puis les frères Dydzak vont ouvrir un autre salle, le Palace, en 1936, à Val d’Or. Sans oublier les frères Hyman et Abe (Abraham) Kaplan qui gèrent le grand Capitol (pour Famous Players).

En région, il y aussi dans de petits villages comme Sainte-Émilie-de-l’Énergie, dans Lanaudière, où Ibrahim (ou Abraham) Bounadère ouvre le cinéma L’Érable. Bounadère est un Syrien (mais il se définit comme Libanais). À noter que ce Bounadère est aussi propriétaire de l’Hôtel de la place et que son frère est propriétaire du Magasin général. Une belle famille d’entrepreneurs, pas loin en fait d’une famille comme celle des Fermanian. Dans le Bas Saint-Laurent, le petit village de Mont-Joli possède une salle qui porte le nom de « Au Bon Cinéma » (510 places), propriété de la famille Aboussafy (Léo et George) d’origine libanaise; cette salle est en opération de 1945 à 1983. Ces exemples sont représentatifs de ce qui existe comme propriétaires de salles de cinéma au Québec, en région. Le cas des Fermanian n’est ainsi pas unique. Et tant mieux pour le cinéma au Québec.

Ce long détour me semblait nécessaire pour bien situer la famille Fermanian. En cela, je suis probablement en train de pasticher le livre de Stéphane Desjardins, qui fait un détour par l’histoire de la famille Fermanian, avant d’aborder l’histoire du cinéma Pine, comme tel. Pour moi, professionnellement, l’histoire des Fermanian s’inscrit parfaitement dans l’histoire générale des propriétaires de salles de cinéma au Québec, du moins celles crées avant 1950. Le livre de Stéphane Desjardins va donc nous faire connaitre en détail la vie de cette famille, depuis son arrivée au Québec, son implantation commerciale dans les Laurentides, jusqu’au projet d’ouverture d’une salle de cinéma. De ce point de vue, le livre est exemplaire.  Il nous propose une grande quantité de documents de « première main » qui nous en disent long sur l’étendu, et souvent difficile cheminement qui commence à Alep (Syrie), pour atterrir au Québec et les Laurentides.  Parmi ces documents, certains, plus anciens, sont particulièrement émouvants, comme les « Certificat d’état civil » aussi bien de la sœur que de la mère de Phil Fermanian; ces deux documents sont émis le 17 novembre 1925.  Ces deux documents précisent que ces deux femmes sont arméniennes orthodoxes. Dans les faits toute cette famille vient rejoindre un oncle, Dick, qui est déjà établi au Canada, plus spécifiquement, à Montréal.  Sur une carte postale envoyé à l’oncle Dick (voilà encore un beau document rare) ils disent : « Nous avons affronté beaucoup d’épreuves. Venez nous accueillir. Ils disent que ceux qui n’ont personnes sont malchanceux ».  Plus tard, bien installés dans les Laurentides, Stéphane Desjardins rapportera leurs mots : « À bien y penser, Phil et Jack n’étaient peut-être pas si dépaysés dans cet environnement rural du bout du monde ». Pour bien s’incruster dans un pays rien de mieux que de marier « une fille de la place », et c’est bien ce que Phil va faire en épousant une Aurore.  Ensemble ils pourront entreprendre le projet d’une salle de cinéma.

Toutes ces informations, Stéphane Desjardins les tient grâce aux archives du cinéma Pine que la famille lui donné la permission de consulter. L’auteur conserve son instinct solide de journaliste d’enquête, mais il importe aussi de dire que ce livre est le produit d’une longue amitié entre Desjardins et Tom Fermanian. Stéphane peut évoquer un grand nombre de rencontre avec Tom au cinéma Pine, mais surtout, et encore plus important et inusité, dans l’« antre sacré » du cinéma, sa salle de projection.  Stéphane fait donc, un peu, comme le jeune garçon du film Cinéma Paradiso (de Giuseppe Tornatore).  On peut aussi ajouter que Tom a été le jeune garçon du fil, apprenant rapidement du même coup les rudiments du métier, à savoir comment manipuler toute cette quincaillerie qu’étaient les projecteurs 35 mm. Cette proximité de Stéphane avec Tom aurait pu mener à un ouvrage trop hagiographique; l’auteur évite cet obstacle si facilement possible. Desjardins est un journaliste aguerri.  Il sait comment aussi bien enquêter que décrire.  Lorsqu’on lit la suite de l’histoire de cette famille dans « les Pays d’en haut » on apprend que le mariage entre le patriarche Phil et une Québécoise francophone catholique Aurore Martel a été un problème. Et ceci est un autre élément du portrait de la société de l’époque que ce livre nous livre.

À noter que dans les divers guides américains (publiés aux États-Unis) qui font la recension de toutes les salles de cinéma (USA et Canada) il est bien question de Sainte-Adèle-en-bas, et le propriétaire, durant les années 50 serait Phil Karabian. Dans un courriel récent Tom Fermanian me dit que ces changements de noms de famille (d’orthographe) sont fréquents. Tom me dit que l’on pourrait trouver des Fermanian oui, mais aussi bien des Fermagnan, Caribian, Karabian et autres possibilités. On peut aussi constater que le cher oncle Dick, si important, se nommait en fait Dick Karibian; il va exploiter, à Sainte-Adèle, le commerce « Karibian Fruits et Légumes ». Dans ces documents américains d’époque, le Pine, comme déjà mentionné, une salle de 300 places, propose une programmation bilingue. Dans les faits, il y a trois programmes différents par semaine, dont un en français, quelque chose de standard pour l’époque.  En 1954 le Pine a, enfin, son écran Cinémascope (procédé introduit en 1952). En 1978 Phil dote son cinéma d’un deuxième écran. Il offre l’entreprise à ses deux fils; seul Thomas (Tom) veut continuer l’aventure. Par la suite Tom va lancer la Phase 2 du Pine; et trois nouvelles salles seront aménagées dans l’ancien entrepôt de fruits et légumes familial pour plus d’un million de dollars. Ce que l’on nomme le cinéma Pine représente alors huit salles et 928 places. Le Pine a l’insigne honneur d’être la salle avec la plus grande longévité des Laurentides. En 2015, cependant, cette dernière section, au 1146 rue Valiquette, est mise en vente.

Pour illustrer l’histoire du Pine, qui ouvre en 1948, plus précisément le 16 novembre, l’auteur nous montre un grand nombre de programmes de la salle. Ce qui nous permet de constater qu’à son origine cette salle programmait essentiellement des films en version anglaise.  Mais la salle a évolué avec le Québec, avec le cinéma québécois, de telle sorte que lorsqu’arrive aux années 70 et une grande quantité de films québécois francophones (souvent des comédies ou des films érotiques) le Pine se fera un devoir de les présenter. Tom a donc toujours eu le flair pour la programmation, et c’est un art; un Roland Smith développera bien aussi cet art aussi bien avec son cinéma Verdi (boulevard Saint-Laurent) que l’Outremont (1971-1987). Tom Fermanian est bien réputé aussi comme un des grands programmateurs de l’histoire des salles de cinéma au Québec.  Et Tom fait partie de ces programmateurs, comme Roland Smith d’ailleurs, qui se présente dans sa salle pour parler aux spectateurs.  Dans une note d’introduction nous avons le témoignage de Denys Arcand qui fréquente le Pine, et qui découvre un jour que non seulement Tom, mais aujourd’hui son fils, Perry fait ce travail de contact avec le spectateur.

D’ailleurs les trois derniers chapitres sont tournés, chacun à leur façon, vers l’avenir.  Il y a d’abord un chapitre sur Geneviève, qui va devenir la compagne de Tom et, tout aussi important, celle qui va apprendre à gérer une salle de cinéma.  On ne le dira jamais assez : une salle de cinéma est d’abord un commerce, une entreprise, avec tout ce que cela comporte de risques, de profits possibles et de pertes aussi à l’occasion. Et, ce qui devait arriver arriva : le 2 décembre 1978 Geneviève et Tom se marient.

Le chapitre 12 parle de « La prochain génération » et le dernier chapitre, se consacre à « L’avenir ». La prochaine génération ce sont les deux enfants de Tom et Geneviève : Michèle (ou Mimi) et le fils Perry (dont Denys Arcand va vanter les mérites de disponibilité qui seraient aussi celles de son père Tom).

En conclusion, les dernières phrases du livre sont celles du fils Perry qui, lui, croit au futur des salles : « J’espère que le cinéma Pine sera là pour encore sept autres décennies, même si l’industrie va se transformer ». Et c’est aussi ce que nous souhaitons à cette salle et cette famille. Et merci à Stéphane Desjardins de nous avoir familiariser avec cette histoire.

Tom est exigeant et compétent et il va léguer cela à ses enfants. On constate donc que ce livre, qui débute par une longue section sur l’histoire de la famille, se prolonge ensuite, avec les derniers chapitres sur la situation actuelle de cette nouvelle génération de Fermanian. Au total on peut considérer que le cinéma Pine, et son équipe de gestion, a su s’adapter aux divers changements, comme un nouveau public et ses goûts en matière de cinéma. Tom va se battre pour que l’on réalise le long métrage Séraphin : un homme et son péché (présenté en 2002). Claude-Henri Grignon était présent lors de l’ouverture de la salle et il y reviendra avec ce film. Tom exige que sa salle ait un rideau qui s’ouvre, comme dans l’ancien temps. Tout doit être bien pensé et il faut le faire en pensant au public. Tom est un maître dans ce domaine. Tom va toujours se faire un devoir de programmer du cinéma québécois.

Il y a dans ce livre un tableau très explicite, pages 156-158 sur « Les premières de films au cinéma Pine », de 1949 à 2021; on peut constater que tous nos grands films d’ici y sont bien présents.

Au passage, Stéphane Desjardins nous apprend que le grand magicien Alain Choquette a donné son premier spectacle en carrière au Pine (en 1977). Ici je pourrais ouvrir un long paragraphe sur toutes les formes de spectacles, autre que le cinéma, que nos salles ont présentées pour survivre, principalement à partir de l’arrivée de la télévision (1952-1960). La plupart du temps on présente des magiciens ou des vedettes de la chanson.

Le dernier chapitre nous montre un Tom Fermanian combatif.  Un aspect de lui moins connu du grand public, mais très connu dans le milieu des propriétaires de salles de cinéma. Il va souvent, dans sa carrière, se confronter à des individus ou des institutions qui ne donnent pas aux petites salles de cinéma tout le mérite qu’on leur doit. Dans son dernier chapitre, « L’avenir », ce livre nous donne un portrait juste, nuancé, mais rigoureux, sur tous les aléas contemporains d’une salle de cinéma. En conclusion, les dernières phrases du livre sont celles du fils Perry qui, lui, croit au futur des salles : « J’espère que le cinéma Pine sera là pour encore sept autres décennies, même si l’industrie va se transformer ». Et c’est aussi ce que nous souhaitons à cette salle et cette famille. Et merci à Stéphane Desjardins de nous avoir familiariser avec cette histoire.

Stéphane Desjardins
La famille Fermanian:
L’histoire du cinéma Pine de Sainte-Adèle
Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa, 2022

216 pages

[ Illustré ]
ISBN : 978-2-7603-3762-6
Prix suggéré : 31,95 $

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