Règlement de compte à Cattle Corner

 

À mon amie Andrée-Ann,

Analyse de la séquence d’ouverture de

IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST

[ Première partie ]

texte
Mario Patry

Un collage d’extraits de la séquence d’ouverture, parsemé d’éléments du générique.

     Avec la publication de cet article consacré à l’analyse de la séquence d’ouverture du chef d’œuvre absolu de Sergio Leone, Il était une fois dans l’Ouest (Once Upon a Time in the West / C’era una volta il West, 1968), j’amorce une nouvelle étape dans ma carrière d’historien du cinéma, qui a débuté modestement dans un fanzine, Yé Yé, avec un article intitulé : Ultimo bolero in Almeria (v. 6, nº 6, décembre 1989, pp. 8-15).

Force est de souligner que c’est Le bon, la brute et le truand (The good, the Bad and the Ugly / Il buono , il brutto, il cattivo, 1966) qui se hissait au 4e rang des films parmi les plus populaires par le site IMDb le 14 mai 2011. Quant à Il était une fois dans l’Ouest, il se retrouve, à la même date, au 20e rang. Poursuivant ce classement, Il était une fois en Amérique (Once Upon a Time in America / C’era una volta in America,  1984) au 78e  et, oh surprise, Et pour quelques dollars de plus (For a Few Dollars More / Per qualche dollaro in più, 1965) s’y faufile au 121e, ce qui en fait un film remarquable. Il est recommandé de visiter le site Wikipédia en français consacré à Sergio Leone.

En 1969, Jean-Claude Bérubé, de l’ancien Office des communications sociales, avait donné à Il était une fois dans l’Ouest la cote (4) « bon »!  Lors de sa sortie en primeur à Radio-Canada dans le cadre de l’émission du jeudi soir « Les Grands Films», en octobre 1975, Mediafilm (nouveau nom de l’OCS) avait accordé la cote (3) « très bon» alors que ce film faisait encore salle comble à l’Outremont, le mythique cinéma de répertoire montréalais tenu par le légendaire Roland Smith. À la suite de la publication de notre premier article dans la revue Séquences (nº 166, pp. 64-66) en septembre et octobre 1993, à l’occasion du 25e anniversaire de la sortie commerciale de ce film dans le cadre d’un nouvelle rubrique « revue de presse », Mediafilm avait relevé la cote à (1) ou mieux dit « chef d’œuvre ». Quel beau couronnement! Il s’agit donc d’un film d’auteur qui a connu un succès public considérable dans l’Hexagone avec près de quinze millions de spectateurs et en Allemagne de l’Ouest avec treize millions d’entrées, alors qu’aux États-Unis, le film a fait moins d’un million de dollars lors de sa première sortie.

Je sais qu’il y a diverses façons de faire des films.
Certains cinéastes cherchent à exprimer une situation
en quatre ou cinq images très pures (ou très impures).
Leur scène d’ouverture dure huit ou dix mètre.
 Je n’ai pas cette conception.

(Sergio Leone, Zoom, nº 12, 1972, p. 106.)

Dans la première partie du chapitre de notre manuscrit qui date de 1991, que nous avons mis à jour, nous allons dresser, après des considérations générales, une revue de presse de l’époque qui n’est pas exhaustive malgré sa longueur; dans la seconde partie, nous allons analyser les premiers plans de chacune des trois scènes de cette séquence fameuse, qui commencent toutes par un plan de porte. Enfin, dans la troisième partie, nous survolerons quelques spécificités technico-stylistiques de la séquence, en mettant en valeur son historique de tournage, sa mise en scène et la composition de l’image, les particularités de la bande sonore, ainsi que les douze plans additionnels de la version italienne.

L’attente du train en gare, un des points culminants de la séquence.

Pour le simple amateur de western (ou de film d’aventures), cette longue séquence d’ouverture, tant prisée par les cinéphiles avertis, ne vaut surtout que parce qu’elle débouche à son point culminant sur un véritable morceau d’une belle violence (un highlight), résultat de la synchronisation d’un mouvement de caméra (zoom arrière) avec une cascade bien réglée, comme seul un virtuose de la technique narrative comme Leone en avait le secret. Et le siège de la Paramount (Gulf&Western) qui élabora le matériel publicitaire du film1, ne manqua pas de cristalliser à l’avance dans la mémoire du spectateur les postures hiératiques des trois desperados foudroyés en un élan par le tir en éventail de Charles Bronson (l’Homme à l’harmonica) avec une perspective inversée.

Pour nous, cette longue séquence d’ouverture, qui fait en tout pas moins de trois cent soixante mètres, soit douze minutes et quarante-six secondes dans la version originale d’exploitation commerciale, et qui en soit, constitue (tout comme la séquence qui lui succède, celle du «grand massacre »), un film dans le film2, un véritable court métrage qui présente toutefois une série impressionnante de points d’intérêts. Car, dans toute l’œuvre du réalisateur, à la trop courte filmographie3, il n’est pas de scènes qui ont fait l’objet d’un accord et d’une référence aussi unanime parmi la critique ou les historiens du cinéma, soit qu’on l’aborde comme l’un des grands moments de l’Histoire du cinéma mondial ou comme ce qu’il y a de plus représentatif du style de son auteur (ce qui n’est pas négligeable) comme étant une sorte de matrice et de microstructure pour l’ensemble de son « œuvre maîtresse »4.

Ainsi, sous quelque aspect qu’on la considère, cette séquence est d’un immense intérêt dès l’instant que l’on veut apprécier la valeur réelle d’un cinéaste qui appartient peut-être à cette courte liste d’artistes, qui ont révélé un sens inné et très profond du rythme, ce par quoi son Art rejoint l’éternité. Roberto Rossellini fit un commentaire intéressant, faisant rencontrer la notion de rythme avec la scène – « La seule chose qui importe, c’est le rythme et cela ne s’apprend pas : on le porte en soi. Je crois en l’importance de la scène : elle se résout, s’achève toujours sur un point (d’orgue).5 Ce dernier commentaire de Rossellini, qui est né à Rome tout comme Leone, s’inspire en fait de Friedrich Nietzsche. On ajoutera que « les maîtres de premier ordre se font connaître à ceci que dans les grandes comme dans les petites choses, ils savent trouver la fin d’une manière parfaite (…). Les artistes de second ordre commencent toujours à s’agiter à l’approche de la fin. »6 Bertolucci, par exemple, avoue ressentir d’énormes difficultés avec la fin (…)7 Mais c’est un problème qui prend des proportions spectaculaires surtout chez Fellini… Ce réalisateur, pourtant considéré par plusieurs comme étant le maestro du cinéma italien porta la candeur jusqu’à déclarer à un journaliste qu’il terminerait son film (Roma) lorsqu’il n’aurait plus d’argent! Il est vain de ne chercher dans cette boutade un simple pied de nez contre l’emprise des capitaux dans l’industrie cinématographique. Sergio Leone entretenait plus de respect à l’égard des producteurs et la fin de ses films nous offre toujours une surprise renversante parfaitement bien maîtrisée jusqu’à la dernière seconde de projection.

L’Indien (Charles Bronson), l’Homme à l’harmonica.

Et c’est au coeur de la notion du rythme que nous rencontrons dès les premières secondes de cette séquence fameuse, la clef formelle qui agit comme une véritable synecdoque de tout le film et qui est sa première et primordiale figure de rhétorique, ce qui apparaît banal pour le spectateur naïf, et résiste ainsi longtemps à la conscience du critique, à travers la figure de la porte. En effet, la porte, joue dans Il était une fois dans l’Ouest un rôle comparable à la percussion des balles dans Et pour quelques dollars de plus. La porte introduit chacune des trois scènes de la séquence d’ouverture (supra). Le même schéma se répète aussi avec la seconde séquence et le début de chaque partie du film. Dans le climax (autrement dit, point culminant), Leone introduit la porte du temps et la porte de l’Ouest. Nous y reviendrons dans la seconde partie.

Dans la séquence d’ouverture intitulée « L’Uomo » (sic)8, l’action culmine avec un duel savamment bien dosé et prémédité. « Cette séquence qui introduit son œuvre maîtresse par un exorde remarquable sur le motif de l’attente, constitue en elle-même une sorte de matrice à tout le film qui trouve son prétexte dans un duel différé (Frank est absent) et permet au spectateur d’assister à un duel comme celui de l’ouverture, mais étiré génialement pendant trois heures.»9

Cette séquence a aussi pour particularité l’absence presque totale de dialogue. Le premier véritable dialogue intervient à la page 29 du scénario. « Pour Leone, le film idéal serait presque muet, uniquement composé de musique, de bruits. Chez Leone, les portes grincent, les parquets gémissent et l’on entend le bruit des mouches. Qui ne se souvent pas du génial générique de Il était une fois dans l’Ouest?10 Cette caractéristique du cinéma de Leone a frappé la critique de l’époque. « En effet, Leone a réussi à faire ce qui est essentiellement un film muet avec des intertitres aphoristiques pour les dialogues. »11 En fait, le film pourrait bien être muet, on comprendrait également. C’est d’ailleurs depuis ce film que l’Ouverture (qui est représentative à l’échelle et comme propriété de la phase d’exposition) prit chez Leone une importance toujours accrue. Déjà, dans Le bon, la brute et le truand, la phase d’exposition durant laquelle chacun des protagonistes nous sont ironiquement identifiés par un caper (sorte de virée) sonore et visuel, par un label graphique tracé sur un arrêt sur l’image et accompagné par un timbre musical respectif, (sous la forme d’un Urlo) occupe plus d’une heure de projection pour une durée totale de trois heures dans la version définitive de la United Artists.

Tous les films de Leone sont construits selon la forme classique du récit qui comprend une phase d’exposition, une phase de développement, et une phase de résolution. Dans le récit classique, par contre, la phase d’exposition et de résolution occupent chacune le quart de la durée diégétique, tandis que la partie centrale occupe la demie. Dans Il était une fois dans l’Ouest, les proportions de la phase d’exposition et de développement sont pratiquement inversées. C’est donc ici la phase d’exposition qui couvre près de la moitié de la durée totale du film (78 minutes exactement, soit plus d’une heure et quart). Nous distinguons à l’intérieur de cette longue phase d’exposition, l’ouverture à proprement parler, qui est représentée ici avec la première longue séquence du film qui est elle-même découpée en trois scènes distinctes sur le plan narratif, soit, trois desperados qui investissent une gare isolée dans le désert avec une assurance abjecte, l’attente du train et le duel final. De cette séquence d’ouverture qui a pour unité d’action la rencontre entre trois killers (tueurs) avec l’Homme à l’harmonica, c’est surtout la scène de l’attente qui demeure la plus souvent évoquée par la critique ou le cinéaste lui-même, et nous verrons plus loin pourquoi. Et c’est la scène de référence à laquelle nous réservons l’essentiel de notre analyse et en particulier, les tout premiers plans de chaque scène.

Dans l’édition déjà ancienne d’un livre consacré aux grands moments du cinéma12, Il était une fois dans l’Ouest est représenté par une photographie de plateau d’Angelo Novi qui correspond au plan 92 de la célèbre séquence d’ouverture. Dans un autre livre, cette fois consacré au western, Éric Leguèbe allègue que « le film restera dans l’histoire pour avoir le générique le plus long (12 minutes ).» (sic)13. Leguèbe confond la scène du générique qui fait un peu plus de sept minutes vingt-six secondes avec l’ensemble de la séquence d’ouverture, suivant l’exemple de Claude Veillot14 lorsqu’il note qu’Il était une fois dans l’Ouest « commence par un générique de dix minutes (sic) qui constitue à lui seul un petit film, et où meurent – avant le titre (sic)15 – deux grands acteurs, Jack Elam et Woody Strode ». Cette anecdote est doublement savoureuse parce que le générique du début n’occupe que la deuxième scène de la séquence d’ouverture et ensuite parce que ce générique élude totalement le titre du film qui est rejeté à la fin… Si le spectateur ni le critique ne ressent (ni même ne remarque) aucunement cette absence inusité du titre, c’est parce que le réalisateur réussit avec brio à soutenir pendant près de trois heures la performance diégétique de la « fable  pour adulte » suggérée par le titre Il était une fois… Même les plus grands détracteurs du film n’ont fait aucune mention de cette anomalie particulièrement délicieuse, ce qui prouve bien qu’ils se sont tous fait avoir et ce sont fait duper complètement par l’instance énonciatrice, c’est-à-dire, Leone lui-même! Et à aucun moment dans le film, il n’y parvient avec autant d’éloquence et de maîtrise que durant cette fameuse séquence d’ouverture. L’apparition du titre à ce moment aurait eu le même effet de pléonasme que la musique proposée par Morricone et finalement écartée au mixage!

Jack Elam, un habitué. Mais quelle mouche l’a piqué?

En colligeant la recension systématique de nombreux sinon d’innombrables textes consacrés au film de Leone, on ne s’étonnera pas que les plus fermes détracteurs de Sergio Leone sont restés littéralement pantois devant la réussite formelle de cette séquence. Parmi ceux-ci, le plus célèbre d’entre eux, Jean A. Gili, qui aborda le film avec des idées et des sentiments préconçus, peu favorable à l’esprit critique et d’analyse. Ne pouvant supporter la renommée inattendue de Leone, il s’est offusqué et irrité en tant qu’«aficionado» de l’intrusion du symbolisme et du formalisme dans le western, un genre pur à son origine de toute contamination intellectuelle liée au film noir. Mais Gili, pour s’être acharné à réagir contre cet excès de sophistication, n’en a pas moins dû admettre la valeur de cette séquence. On s’étonne presque au milieu du long réquisitoire qu’il dresse – dont la manière est assez uniforme et, ce qui la colore ou l’échauffe, c’est plus fréquemment l’hostilité que l’enthousiasme – d’y découvrir ce passage tel un oasis au milieu du désert : « (…) la séquence initiale où trois tueurs attendent le train pour abattre Bronson et trompent l’ennui, l’un en faisant craquer ses doigts, l’autre en chassant les mouches (sic), le troisième en écoutant le bruit des gouttes d’eau sur son chapeau, constitue un morceau d’anthologie difficile à dépasser. »16 Dixit!

Contrairement à Jean A. Gili, dont l’aveuglement critique n’a d’égal que sa mauvaise foi, Dick Jameson a écrit des lignes remarquables sur Il était une fois dans l’Ouest et notamment sur la séquence d’ouverture qui, selon lui, exprime de façon admirable la quintessence de l’Art cinématographique!  Il est à noter que tous, sans exception, jettent leur dévolu sur la deuxième scène qui débute avec le générique. « Ceci (la scène pré-générique) et les cinq ou dix minutes suivantes, constituent un morceau de cinéma si outrageusement personnel, tel qu’on ne pouvait espérer voir. Leone y exerce l’entier privilège d’un metteur en scène (qui consiste) à choisir précisément la nature de l’action et de la non-action qui doit avoir lieu de même que la vitesse et la manière de le faire. Cela ne prend jamais autant plus d’évidence à aucun moment du film. Et avant tout, il y a ce sens tout aussi rarement senti, d’une totale maîtrise dans la description d’un banal archaïque (…) »17

Contrairement à Jean A. Gili, Dick Jameson a très bien saisi l’importance cruciale ici de la notion de « rythme » en soulignant la virtuosité du réalisateur à choisir la nature de l’action, sa vitesse et son exécution, ce qui n’a pas échappé non plus à Luc Perreault, le regretté critique de cinéma montréalais : « Au début, on assiste à une scène de mise à mort entre l’homme et trois gangsters venus l’attendre à sa sortie du train. L’intrigue n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est de voir le dialogue muet qui s’engage entre les quatre hommes, cette attente de la mort inexorable. On est alors subjugué non pas par les détails triviaux comme le fait de savoir qui va l’emporter mais par une réalité plus fondamentale encore : le rythme des images (…) »18 Le témoignage de Luc Perreault (comme celui de Michel Mardore) se veut aussi précieux pour connaître l’effet « rafraîchissant » que suscita le film à la sortie. Ni l’un ni l’autre ne sont des « fans » (inconditionnels) des westerns italiens, ni non plus acquis à l’avance au réalisateur. Dans un autre article précédemment publié dans La Presse, Perreault stigmatise la lourdeur du western spaghetti. De même à la sortie d’Il était une fois en Amérique (1984), alors que presque tout le monde cède à l’enthousiasme complaisant devant le dernier film de Leone, par le même conformisme critique qu’ils avaient jadis boudé les qualités incontestables du chef d’œuvre Il était une fois dans l’Ouest et parmi ceux-ci on retrouve même Noël Simsolo.19

Paolo Figlia, Jack Elam et Woody Strode. En hors-champ, Charles Bronson.

Luc Perreault conserve la tête froide et le même esprit de modération – devant la version américaine tronquée et charcutée – ce qui lui permet de conclure avec justesse que « le milieu d’Il était une fois en Amérique est évidemment cruel et violent. Mais l’émotion que le film charrie ne nous atteint guère. »20 Le même Luc Perreault n’a pas reculé devant l’audace pour faire l’éloge des qualités dIl était une fois dans l’Ouest, surtout avec la même clairvoyance, la toute première partie du film. Perrault a le mérite d’avoir mis en œuvre la maxime de Claude Beylie selon laquelle la « seule critique qui vaille la peine – et qui mérite d’être lue, et publiée – est celle que Chateaubriand appelle la critique des beautés. »21 « Le découpage, le montage, les cadrages y sont d’une souplesse foudroyante, à vous couper le souffle. Leone utilise le Techniscope comme jamais avant lui ne l’avait fait. Avez-vous déjà vu une tête de cowboy coiffée de son stetson couvrant la totalité de l’écran large? Probablement pas car, jamais avant Leone, un cinéaste ne s’était risqué à filmer un acteur si près de son visage pour, l’instant suivant, le projeté dans le décor. Ici l’alternance des gros plans et des plans d’ensemble crée un climat de perpétuel dialogue entre les personnages et la nature qui les entoure. »22

En colligeant la recension systématique de nombreux sinon d’innombrables textes consacrés au film de Leone, on ne s’étonnera pas que les plus fermes détracteurs de Sergio Leone sont restés littéralement pantois devant la réussite formelle de cette séquence [celle d’ouverture]. Parmi ceux-ci, le plus célèbre d’entre eux, Jean A. Gili, qui aborda le film avec des idées et des sentiments préconçus, peu favorable à l’esprit critique et d’analyse. Ne pouvant supporter la renommée inattendue de Leone, il s’est offusqué et irrité en tant qu’«aficionado» de l’intrusion du symbolisme et du formalisme dans le western, un genre pur à son origine de toute contamination intellectuelle liée au film noir.

Ce passage procure un argument à ce point pertinent rétrospectivement puisqu’il précède de quatre ans celui de Dick Jameson (écrit en 1973) de même que la première étude publiée sur le western italien qui en fasse mention, encore que la description qu’elle ménage de cette séquence est à peine plus éloquente et porte (caractéristique de l’édition anglaise) plutôt sur l’intertextualité et sur le star-système. « Les cinq minutes qui vont s’écouler avant l’arrivée du train comptent parmi les mieux conçues du cinéma. Aucun dialogue (sic). La caméra observe scrupuleusement les attitudes des trois desperados. On apprend tout de suite ce que l’on doit savoir d’eux (…). La scène est une parodie (sic) évidente du film High Noon (Le train sifflera trois fois), et démontre le talent de Leone à créer une atmosphère. On est loin de la violence grossière et des «trucs» employés par la plupart des westerns italiens. Ces trois personnages anonymes qui vont disparaître cinq minutes plus tard, ont autant d’importance que les trois stars (sic) du film. Pour Leone, il y a des acteurs, non des vedettes. Sa description visuelle de Jack Elam nous en apprend plus sur cet acteur de second rôle que vingt ans de cinéma américain. »23 On a également écrit de pareils mots sur Woody Strode. On ne saurait rendre un hommage plus juste à la direction d’acteurs de Leone. Même Henry Fonda va déclarer dans le cadre d’un entretien sur le Web qu’il considère Sergio Leone comme le meilleur directeur d’acteurs qu’il ait rencontré de toute sa carrière, supérieur même à John Ford! Même Christopher Frayling n’ajoutera rien de nouveau sur cette séquence sinon de remarquer, à la suite de ces auteurs, que « (…) la plus grande partie du temps écran est dévolue à cette mouche, et à cette gouttière que le massacre du personnel complet de Morton dont nous ne voyons que le résultat – un événement suggéré par ellipse – un cortège approprié à la mort de Morton lui-même. »24

En parallèle à l’image précédente : Figlia, Elam et Strode
face à Bronson, l’Indien venu d’ailleurs. 

Pas de mention particulière non plus chez Robert Cumbow. Seules Pamela Falkenberg et Mary Ann Doane, parce qu’elles adoptent le modèle d’analyse intertextuel consacrent beaucoup d’efforts (laborieux) à la description des premières séquences, mais justement parce que leur analyse ne dépasse presque jamais le niveau descriptif, la palme revient finalement  (parmi les auteurs américains) à Andrew Sarris qui, pour toute conventionnelle que cela puisse paraître, remarque pertinemment que le film débute par un duel dans une gare (abandonnée) et se termine par un autre près d’une gare (en construction).25 L’idée fut reprise par Christopher Frayling et vaut surtout parce qu’elle a plu énormément à Sergio Leone lui-même. « Il y a un article très intelligent écrit dans Village Voice par l’un des plus notables et des plus sensibles critiques américains. Il y a là-dedans des choses que je n’avais même pas confessé à ma femme. Et moi, je l’ai trouvé là, découverte par un américain. Je lui ai écrit, pour lui demander comment il avait fait pour comprendre Il était une fois dans l’Ouest. Le film commence par une gare abandonnée, finit par une gare en construction. C’est un hommage à l’Amérique, à ce monde perdu. »26 L’article est effectivement remarquable, surtout parce qu’il situe le film correctement dans l’histoire du cinéma mondial, avec autant de clairvoyance et d’intuition que le fit Luc Perreault, mais avec plus d’acuité peut-être parce que New York, est aussi devenue la métropole américaine et la capitale culturelle du cinéma (au niveau de la distribution internationale).

Place à l’analyse… au mois de septembre.

 

Nous tenons à remercier le Rédacteur en chef, Élie Castiel, de nous avoir offert « carte blanche » pour cet article.

 

Notes bibliographiques

1 L’auteur de l’affiche américaine est nul autre que le grand artiste et peintre réaliste américain connu pour ses publicités, ses illustrations de magazines, avec ses couvertures de livres de poche, ses affiches de films et ses peintures de l’Ouest américain, Frank McCarthy, né le 30 mars 1924 à New York et décédé le 17 novembre 2002 à Sedona, Arizona, à 78 ans.

2 «Deux situations indépendantes, presque deux courts métrages pour un examen de sortie d’un institut cinématographique». Gilbert Salachas, in Téléciné, v. 24, nº 156, octobre-novembre 1969, p. 34.

3  Il faut toutefois faire cette nuance : Sergio Leone a tourné davantage de métrage de pellicule en 25 ans que Charles Chaplin en 40 ans, si l’on ne tient compte que les longs métrages de chacun des réalisateurs respectifs.

4  « L’œuvre qui représente un héros vaut mieux que celle qui représente un pleutre. » (Taine). Dans Il était une fois dans l’Ouest, l’Homme à l’harmonica (Charles Bronson) défend une femme (Claudia Cardinale) contre des bandits, alors que dans Il était une fois en Amérique, Noodles (Robert De Niro) viole la femme qu’il aime et finit dans une impasse à la fin après avoir raté sa vie dans un rêve d’opium.

5 Roberto Rossellini. Le cinéma révélé (Paris : Éditions de l’Étoile, 1986), p. 26.

6 Friedrich Nietzsche. Le gai savoir (Paris : Gallimard, 1982), p. 192. L’œuvre originale est parue en 1882.

7  Bertolucci par Bertolucci, Enzo Ungari et Donald Ranvaud; traduit de l’italien par Philippe-André Olivier (Paris : Calmann-Lévy, 1987), p. 223. Édition originale chez Ubulibiri, 1982.

8 « L’Homme à l’harmonica » dans le scénario de Sergio Donati, car il s’agit d’une figure christique. Il s’agit d’un « ange exterminateur » qui revient de loin pour venger sa race. Un personnage qui cache son identité derrière une ambiguïté ethnique est l’un des poncifs parmi les plus éculés du western.

9 Noël Simsolo. « Notes sur les westerns de Sergio Leone ». Paris : Image et son, nº 275, septembre 1973, p. 35. La version internationale dure en réalité 165 minutes, et la version d’exploitation italienne, 167.

10 Jean-Pierre Nizaire. « Sergio Leone : un drôle de pistolet », in Perspective, samedi, 30 mars 1973, v. 15, nº 9, p. 21. Aussi, de Jean Pierre Renaud, in Lui, juin 1972, p. 177.

11  Andrew Sarris. Primal Screen: Essays on Film and Related Subjects ( New York : Simon and Schuster, 1973), p. 205-206. Village Voice, « Film in focus », 6 août 1970, p. 48. C’est nous qui traduisons. Sarris, né le 31 octobre 1928 et décédé le 20 juin 2012, était un critique de cinéma américain d’origine grecque, un des principaux partisans de la théorie des auteurs de la critique cinématographique inspirée par les Cahiers du Cinéma, après s’être lié d’amitié avec Jean-Luc Godard et François Truffaut à Paris. Il publie son premier article dans Village Voice qui portait sur une critique élogieuse de Psycho (16 juin 1962, New York) d’Alfred Hitchcock et a été longtemps un rival de Pauline Kael, critique dans le New Yorker.

12 John Russel Taylor, Éric Leguèbe. Les Grands moments du cinéma (Paris : Solar, 1977), p. 174. Cette photo est, entre autres, reproduite dans le livre de Gilles Cèbe, Sergio Leone ou le triomphe d’Arlequin (Paris : Henry Veyrier, 2 avril 1984, et 1er juillet 1990), p. 131, et dans le livre de Laurence Staig et Tony Williams, Italian Westerns : The Opera of violence (Londres : Lorrimer, 1975), p. 74. Traduction française par Michel R. Masogini,  le 15 février 1977 aux Éditions Marc Minoustchine, p. 63. Cette photo de plateau  a été reproduite ad nauseam dans d’innombrables livres et articles.

13 Éric Leguèbe. Histoire universelle du Western (Paris : France Empire, 1989), pp. 244-245. Dans une édition 1986 du livre Guiness consacré au cinéma, on attribua ce « record » au générique final de Il était une fois en Amérique.

14 Claude Veillot, in l’Express, no. 946, 26 août 1969, p. 36.

15 Il n’y a pas de titre dans la séquence d’ouverture, celui-ci apparaît à la toute fin du film amorçant le générique final. Nous y reviendrons (supra).

16 Jean A. Gili. « Le western italien : Un univers fabriqué de toutes pièces… », in Cinéma 69, nº 140, novembre 1969, p. 75. Il faut savoir que cette revue a publié en réponse à l’article de Gili, un long entretien avec Sergio Leone par Guy Beaucourt, et que le comité de rédaction se scinda en deux pour créer la revue Écran en 1972… Afin de sauver sa crédibilité et sa réputation, Jean A. Gili a fait plus tard amende honorable en se rétractant dans le cadre d’un entretien accordé à Gian Lhassa et Michel Lequeux, dans le volume 2 du livre Seul au monde dans le western italien : Des hommes seuls, (Mariembourg : Éditions Grand Angle, 1987), pp. 218-224. L’Éminent historien du cinéma italien n’en est pas resté là. En 2011, il a réhabilité Le bon, la brute et le truand dans la réédition de son ouvrage majeur, Le cinéma italien (Paris : Éditions de la Martinière), pp. 227-229.  La première édition datait de 1996.

17  Richard Jameson. « Something to Do with Death:  Fistful of Sergio Leone », in Film Comment, v. 9, mars-avril 1973, p. 10.

18  Luc Perreault, La Presse, Montréal, samedi, 6 septembre 1969, 85e année, nº 207, p. 35.

19 Image et son, nº 252-253, septembre octobre 1971, p. 131. « Regrettons que Leone n’ait pas pris conscience de l’efficacité de ses manipulations, pirouettes et trucs et non du jeu grave et essentiel que son discours filmique véhiculait… »

20 Luc Perrault, La Presse, Montréal, samedi 2 juin 1984, Cahier D, p. 14.

21  Claude Beylie. Le plaisir du film : Papiers (Paris, 1986), cité par Leo Bonneville, dans Séquences, septembre et octobre 1986, nº 126, p. 4.

22  Luc Perreault, loc. cit., p. 35. Luc Perreault joint La Presse en 1966 et y entame une carrière de critique de cinéma en 1969. La justesse et la clairvoyance de ce critique est tel qu’on ne peut que souhaiter la publication en volume de ses meilleurs textes comme l’a fait Andrew Sarris.

23  Laurence Staig et Tony William. Italian Western : The Opera of Violence (Londres : Lorrimer, 1975). Nous renvoyons le lecteur à la traduction française, p. 59, malgré qu’elle soit médiocre par rapport à l’originale (voir 12).

24  Christopher Frayling. Spaghetti Westerns: Cowboys and Europeans from Karl May to Sergio Leone (Londres : Routledge and Kegan Paul, 1981), p. 198. Rééditions, 1998 et 2006.

25  Andrew Sarris. « Once Upon a Time in the West begins with a gunfight at a train station shot as a low-angle panorama of western waste land psychology and ends after another shoot-out near a railroad in construction with a last shot of a high angle panorama of western expansionist history.», in Village Voice, 6 août 1970, p. 41. Primal Screen… (New York : Simon & Schuster, 1973), p. 205.

26  Massimo Moscati. Western all’ italiana : Guida ai 407 film, ai registi, agli attori (Pan Editrice / Milano Edizione, 1978), p. 59.