Cannes au XXIe siècle

RECENSION.
[ Cinéma ]

★★★

texte
Pierre Pageau

            Le livre de Marc-André Lussier et Marc Cassivi (identifiés dans le livre comme les « deux Marc ») est un portrait chronologique du festival de Cannes au XXIe siècle, soit, de 2001 à 2019. Marc-André Lussier a couvert le festival un peu plus de quinze fois; Marc Cassivi, un peu moins. Lorsqu’ils y vont ensemble il y a une division de tâches, détail bien reflété dans ce travail commun : Lussier doit d’abord couvrir les films, de la Compétition officielle; Marc Cassivi, lui, possède la carte qui lui permet de presque tout faire au festival, comme suivre les créateurs lors des différentes festivités qui font partie du grand folklore de l’évènement. Personnellement, j’ai suivi cet évènement, sur place, de 2005 à 2018. Mais ça, c’est une autre histoire.

Mais qu’est-ce que le Festival de Cannes, si réputé dans le monde entier ? Bon an, mal an, cette manifestation d’envergure propose dans sa sélection officielle la crème de la crème parmi les films d’auteur les plus exigeants de la planète. Tout en misant sur le glamour, les tapis rouges, les grandes soirées, Cannes parvient cependant à maintenir toujours l’équilibre entre ces deux aspects et à demeurer l’évènement culturel le plus couru des médias à travers le monde.

Les années Xavier Dolan

Dans le chapitre d’introduction, les deux auteurs insistent sur l’importance du badge (nous sommes bien ici en France) pour pouvoir profiter au maximum du festival. Il y a clairement un système de classe sociale pour les journalistes, comme il y en a en partie dans la société française. Il y en a qui peuvent profiter de la « grosse carte » (la Blanche), comme les deux Marc : ils peuvent alors aussi bien voir tous les films importants, assister aux conférences de presse et se glisser aussi dans de multiples formes de rencontres que le Festival organise. .

J’ai tué ma mère

À la lecture de l’ouvrage des deux Marc, on peut vivre, ou revivre, plusieurs des moments importants du Cannes -XXe siècle. Pensons par exemple à 2011 alors que Lars Von Trier, en conférence de presse, va se permettre de l’humour sur le nazisme : il est alors condamné officiellement par le Festival et interdit de participation pour plusieurs années. Lui qui avait été une star, une découverte, à Cannes. Déjà, en 2009, son film Antichrist fait scandale : une sorte de film d’horreur qui va faire perdre connaissance à plusieurs spectateurs et diviser le public. Autre film scandale, en 2013 :  La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche. Des scènes explicites d’amour lesbien (une de six minutes), vont faire problème, mais le film se mérite bien la Palme d’or. Mon souvenir ici est celui de la conférence de presse où le Président, Steven Spielberg, fait preuve d’un jugement exceptionnel, d’une capacité de résumer le point de vue des membres de son jury. Ce film d’une durée de trois heures a permis d’établir un nouveau record à Cannes et faire en sorte que le thème de Saint-Saëns qui débute tous les films n’a pu être présenté pour ce film. Le scandale viendra du film, mais surtout d’une sortie tonitruante des deux actrices contre les méthodes « horribles » de leur réalisateur, qualifié de tyran.

Les invasions barbares

Durant les années qui intéressent nos deux Marc (2001-2019) il y a eu l’arrivée, et la consécration importante, de Xavier Dolan. Voilà, en soi, un fait important du Cannes nouveau-siècle; pour les journalistes québécois en particulier, mais pour tous les journalistes du monde entier aussi. Dolan n’est pas le premier cinéaste du Québec a avoir laissé sa marque au festival. On peut évoquer le succès d’un Gilles Carle durant les années 70; celui de Jean-Claude Lauzon dont les deux films se retrouvent en compétition officielle : Un Zoo la nuit et Léolo ; Denys Arcand est présent et se fait remarquer principalement par Les invasions barbares. Et on oublie souvent la présence de Jean-Pierre Lefebvre à la Quinzaine des réalisateurs. Mais tout cela n’est en rien comparable à l’IMMENSE succès de Xavier Dolan dans le Cannes du présent millénaire.  Dès 2009, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, son film J’ai tué ma mère lui mérite une ovation exceptionnelle. Xavier gagne trois prix. Le niveau de langue, très québécois, reviendra alors que Xavier présente Les amours imaginaires en 2010 (section Un Certain regard).

Mommy

Viennent ensuite, en 2004, Mommy, et en 2016 Juste la fin du monde. Il reçoit le Prix du jury pour le premier film, et le Grand Prix de Cannes 2016 pour le second. En 2019 il est encore une fois retenu pour la Compétition officielle avec Matthias et Maxime. En 2018, Cannes l’attend avec son premier long métrage en anglais, The Death and Life of John F. Donavan ; le montage n’étant pas terminé au goût de Xavier le film sera présenté en première au Festival du film de Toronto. De plus, il faut savoir que le jeune cinéaste fait partie du jury de la sélection officielle de Cannes 2015.  Bref, Cannes a créé et consacré une sorte de « rock star ». Les deux Marc, probablement davantage Lussier, ont eu la possibilité de rencontrer à plusieurs reprises Xavier. Les auteurs nous communiquent leur points de vue sur leur vécu à Cannes et, en particulier, sur la réception de ses films. Xavier n’a pas du tout aimé la réception accordée à Juste la fin du monde, en particulier celles émanant des critiques anglophones.

Dans un sens, je ne vois que Quentin Tarantino pour avoir eu un tel succès médiatique dans le Cannes du XXe siècle, bien que d’autres cinéastes d’envergure marqueront également l’évènement en ce nouveau siècle. Cannes au XXIe siècle rapporte des noms comme Michael Haneke (Caché, 2005, Le Ruban blanc, 2009, et surtout Amour, 2012, qui se mérite la Palme d’or). Pedro Almodóvar est toujours attendu et surprend ; Marc-André Lussier attend impatiemment tous ses films. Nuri Bilge Ceylan est un autre créateur d’importance (Winter Sleep est la Palme d’or en 2014) ; Moi-même membre du jury FIPRESCI, nous lui accordons le Grand Prix. L’Iranien Asghar Farhadi est une découverte majeure (Le Passé en 2013; Le Client en 2016; Everybody Knows en 2018 et, en 2021, Un héros).

Amour

Certains cinéastes visent même la possibilité de se mériter 3 Palmes d’or; cela est vrai pour Ken Loach et pour les Frères Dardenne, des cinéastes engagés socialement (et souvent politiquement). Ken Loach a établi un record pour le nombre de films présentés à Cannes : 19, dont 14 en Compétition ; il remporters une Palme d’or pour Le vent se lève (2006) et pour Moi, Daniel Blake (en 2016), et un Prix du Jury en 2012 pour La part des anges. Les Frères Dardenne, eux, sont toujours les bienvenus à Cannes; ils y sont dès 1999, avec Rosetta (Palme d’or), puis en 2005, avec L’Enfant (Palme d’or) ; ils vont aussi recevoir des prix pour Le gamin au vélo (2011) et pour Le Jeune Ahmed (2019).  Cette longue liste de cinéastes et de films démontrent à quel point Cannes est toujours le festival des grosses pointures, celui des meilleurs films.  Les deux Marc insistent sur ce détail important.

Cannes 2021 : une exception ?

      Rappelons que le Festival de Cannes 2020 n’a pas eu lieu dû à la pandémie du COVID-19.  Il y a eu une reprise en 2021, non pas au mois de mai, comme traditionnellement, mais au mois de juillet. Dans ses chroniques régulières, Marc-André Lussier nous dira combien ce festival fut différent. Il faut savoir que, depuis 2019, les films ne sont plus présentés aux journalistes en matinée, comme cela avait toujours été le cas, afin d’éviter les mises à mort avant même que les équipes aient effectué leur montée des marches. Pendant des années, les conférences de presse avaient lieu le jour de la présentation officielle d’un long métrage sélectionné, mais celles-ci se tiennent maintenant le lendemain, quitte à provoquer un décalage. Effectivement, Cannes 2021 n’est plus le même. Et la COVID s’est invitée. L’actrice Léa Seydoux, l’une des stars de cette compétition (elle est dans trois films, dont celui très attendu de Wes Anderson), ne peut pas venir à Cannes après avoir été testée positive.

Des chiens, dépisteurs du virus à quatre pattes peuvent renifler des émanations de tout humain contaminé à la COVID. Après la diffusion, sur des réseaux sociaux, de photos montrant des spectateurs ne portant pas de masque, Thierry Frémeaux (Délégué général du Festival) a rappelé les festivaliers à l’ordre : un message enregistré est désormais également diffusé à chaque début de projection. Ces masques collent au visage des journalistes, pour leur plus grand désagrément. Et, fini les magnifiques dossiers de presse qui faisaient la réputation du festival ; et fini les casiers de presse individuels. Tout cela sera-t-il l’avenir du festival ? Chose certaine, en décrivant les années 2001 à 2019 de Cannes, nos deux Marc ont accompli un recueil d’histoire, un véritable travail de mémoire. Nous sommes prêts à parier que le Cannes pré-COVID ne reviendra plus.

La vie d’Adèle

Il va de soi que ce livre plaira davantage à ceux qui ont fréquenté le festival, ne serait-ce qu’une fois. Cependant les deux auteurs, utilisant une grande quantité d’anecdotes, réussissent à rendre le festival très concret. De mon point de vue, la force et l’intérêt de cet ouvrage c’est que ces deux auteurs ont pu avoir accès à des rencontres personnelles avec plusieurs réalisateurs, et pas seulement du Québec, nous exposant ainsi un point de vue plus éclairé, plus nuancé sur les films et leurs auteurs. C’est bien le cas de Kechiche et sur les nombreuses mauvaises critiques dont son film La Vie d’Adèle a été l’objet. Surtout, je crois que ce livre peut créer l’envie de mieux connaître le Festival de Cannes. Et pourquoi pas, d’y aller, ne serait-ce qu’une fois dans votre vie de critique ou de cinéphile.

Marc Cassivi et Marc-André Lussier
Cannes au XXIe siècle
Montréal : Éditions Somme toute, 2021
280 pages
[ Avec illustrations ]
ISBN : 978-2-8979-4225-0
Prix suggéré : 29.95 $

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