De l’assemblage au montage cinématographique :
Instauration et standardisation d’une pratique

RECENSION.
[ cinéma ]

3

texte
Pierre Pageau

 

La disposition des images

ou éviter les temps morts

 

L’ouvrage d’André Gaudreault et Laurent Le Forestier nous propose un nouveau regard sur le montage. On sait bien, pourtant, que ce concept a déjà été abondement analysé, discuté. Au plus simple il s’agit d’opérations d’assemblage de divers éléments visuels et sonores (nos amis anglophones parlent du cutting). On doit sa plus grande expansion aux écrits du cinéaste soviétique S.M. Eisenstein.

Le mot même de montage nous le devons à la langue française, il sera utilisé par les premiers grands maîtres théoriciens du montage : aussi bien Eisenstein qu’un Béla Balázs. Balázs parlera du montage comme « le procédé le plus important dans la production du sens au cinéma » (p. 311). Il écrit cela en 1930. En 2015 l’auteur Jacques Aumont a pu publier un ouvrage, Le montage « la seule invention du cinéma » (Vrin Éditeur). On voit bien qu’il y a une permanence de propos sur l’importance de cette étape de la construction d’un film.

Cette fois-ci, l’ouvrage en question est le produit de deux universitaires, bien reconnus pour leurs recherches sur le « cinéma des premiers temps » (1895-1915 pour l’essentiel). Un texte comme « Temporalité et narrativité : Le cinéma des premiers temps (1895-1915) », in Études littéraires, avril 1980, est un bon exemple. Bien qu’il s’agisse d’auteurs universitaires, et non pas de praticiens du montage, ce livre ne va parler du montage en tant que théorie (regard le plus souvent posé par des académiciens), mais bien du montage en tant que « pratique ». Pratique qui s’inscrit dans l’Histoire. Celle particulièrement du cinéma muet; ce que confirme les auteurs en conclusion : « Notre histoire, qui s’est attachée à la pratique du « montage » durant le muet, s’interrompt donc au seuil d’une ère de conceptualisation… » (p. 324). Le choix des illustrations va bien dans ce sens : on peut voir des images d’outils précis qui ont servis au travail de collage, qui est à la base du montage de la pellicule. Dans la section Index général il y une entrée plus importante que les autres, celle du mot « colle », au total une trentaine de pages. En page de fin Tom Gunning (professeur émérite de l’Université de Chicago) a bien compris à quel point ce livre va nous donner « la clé du mystère » du début des diverses formes de coupe et collage « qui ont façonné la pratique du montage cinématographique ». Il ne faut pas se surprendre alors que les grands cinéastes de la période de la Révolution soviétique (1919-1929), comme Eisenstein, mais aussi Vertov, Koulechov, Poudovkine, soient souvent cités. Mais aussi une œuvre d’avant-garde comme La roue (1923) d’Abel Gance.

Avant d’entamer la lecture, j’ai vite consulté la Table des Matières pour voir quelle place occupait Octobre (1927, d’Eisenstein). Les auteurs investissent 2 ou 3 pages à cet incontournable du grand cinéaste. Pourtant, à mon sens, ce film est la quintessence-même du travail de montage en ce qui a trait au cinéma muet. Il est vrai qu’Octobre est, à la fois, le produit de son époque (celui du cinéma révolutionnaire soviétique, qui accordera beaucoup de place à cette étape de la production, ici comme outil de propagande politique) et aussi le produit du contexte général du cinéma muet.  Sur ce dernier point de vue, on peut se référer au texte d’André Bazin, l’Évolution du langage cinématographique, dans lequel l’auteur fait ressortir le rôles très différents du montage dans le cinéma muet, en opposition à celui versus parlé. Le concept qu’est le Montage des attractions (années 20), selon Eisenstein, puise à la fois dans sa pratique du théâtre d’avant-garde que dans sa conception de l’Art en général. L’invention du cinéma sonore et parlant en 1927 par la Warner (et son classique The Jazz Singer) va révolutionner la façon de construire un récit, de faire du montage, et de comment réussir à capter l’attention du spectateur.

L’ouvrage de Gaudreault et Le Forestier ouvre la voie à des interrogations qui dépassent le simple cinéma muet : qu’en sera-t-il des histoires esthétiques, sociologiques, culturelles, techniques du cinéma de demain? D’ailleurs qu’en sera-t-il du mot « cinéma » lui-même ? Et encore plus du mot « montage ». Alors que de nos jours on parle de plus en plus du « montage virtuel »; est-ce là l’avenir irrévocable?  En attendant, l’ouvrage de Gaudreault et Le Forestier nous replonge avec rigueur dans la genèse historique du montage.

L’ouvrage est ponctué d’images extraites de films (muets) illustrant bien l’utilité du montage, à partir du cinéma des premiers temps. Cette décision de nous fournir un grand nombre d’illustrations rend le propos encore plus pertinent. Un exemple probant est celui de la description et l’analyse du court sujet Attack on China Mission (1900), de James Williamson (pp. 147 et 149). Un peu partout on retrouve des références visuelles (et de contenu) se rapportant au grand cinéaste américain du muet D.W. Griffith. Plusieurs chapitres sont consacrés à la notion de raccord. Le raccord est fondamental pour bien structurer le récit, mais il est aussi quelque chose de très concret pour le monteur. Sur le strict plan de la narration un théoricien comme Raymond Bellour (pourtant pas cité dans la Bibliographie) nous a légué des textes pénétrants, très utiles, sur les liens entre Narration, Alternance et Raccords.

Le chapitre 5 : Alterner et inter(s)caler, s’y attarde un peu. Bref, cette notion-clé du raccord est bien présente dans l’ouvrage (chapitres 3 et 6 en particulier). Le raccord a, bien sûr, une dimension physique; la collure est quelque chose de très réelle. Et l’ouvrage nous propose plusieurs illustrations (souvent en couleurs) pour que ce travail pratico-pratique soit bien compris. Le cinéma contemporain (celui de la Nouvelle vague en particulier) s’amusera à déjouer les raccords traditionnels qui visent à maintenir un « bon » récit; Jean-Luc Godard s’amusera à inventer des faux raccords.

Bref, cet ouvrage peut s’avérer être le point de départ d’une reconsidération du montage et des formes apparentées dans tout le champ de la création filmique. Effectivement, l’ouvrage de Gaudreault et Le Forestier ouvre la voie à des interrogations qui dépassent le simple cinéma muet : qu’en sera-t-il des histoires esthétiques, sociologiques, culturelles, techniques du cinéma de demain? D’ailleurs qu’en sera-t-il du mot « cinéma » lui-même ? Et encore plus du mot « montage ». Alors que de nos jours on parle de plus en plus du « montage virtuel »; est-ce là l’avenir irrévocable?  En attendant, l’ouvrage de Gaudreault et Le Forestier nous replonge avec rigueur dans la genèse historique du montage.

André Gaudreault, Laurent Le Forestier
De l’assemblage au montage :
Instauration et standardisation d’une pratique
Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2022

370 pages
[ Illustré ]
ISBN : 978-2-8969-4564-1
Prix suggéré : 39,95 $

ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]