Femmes et cinéma d’animation

RECENSION.
[ Cinéma ]

★★★

texte
Pierre Pageau

L’auteure Marie-Josée Saint-Pierre, elle-même cinéaste d’animation, a la chance, pour ne pas dire « le bonheur », de pouvoir écrire sur ce qui est probablement le plus important (ou un des plus importants) lieu de création de cinéma d’animation au monde : l’Office national du film du Canada. En effet, depuis sa création, en 1939, par le britannique John Grierson, cette institution s’est donné les moyens techniques et financiers pour permettre à des créateurs, voire même créatrices, du Canada et du monde entier, de pouvoir exercer en toute liberté leur métier de cinéaste d’animation. Ce corpus, du strict point de vue de son identification des films, est tout de même déjà un peu connu. Il y a eu des ouvrages exemplaires, comme ceux de Louise Carrière –  Femmes et cinéma québécois (1984), de nombreux articles et une thèse,  Les films d’animation à l’O.N.F. (1950-1984) et la protestation sociale; Jocelyne Denault – Dans l’ombre des projecteurs : Les Québécoises et le cinéma (1996) et Des femmes derrière la caméra : le cas de l’Office national du film, 1941-1945); ainsi que Thérèse Lamartine – Du cinéma et, de-ci de-là, des femmes (1980). Ces trois auteures veulent toutes une plus grande reconnaissance du travail des femmes dans le milieu du cinéma au Québec, quitte à faire, comme Jocelyne Denault un détour par le travail de nos religieuses (principalement celui des missionnaires). En termes de films comme tels, les principales nouvelles découvertes de Marie-Josée Saint-Pierre, on le verra plus loin, sont principalement du côté de cinéastes anglophones.

Une génération

de femmes

cinéastes qui ont

dû se battre

L’objectif principal de son ouvrage est, d’à partir du corpus du cinéma d’animation de l’ONF 1939-1989, de « revisiter l’histoire sous l’angle du féminisme ». La grille d’analyse féministe peut aussi bien être réductrice que féconde. Un écrivain disait (je cite de mémoire) : « Un critique est quelqu’un qui regarde le monde à travers le trou d’une serrure et qui dit : Tiens, tiens, le monde est fait comme une serrure ». Le danger est là. Mais la possibilité d’un regard neuf sur un vieux corpus est là aussi. Il faut savoir que cette grille d’analyse, féministe, n’existe vraiment au cinéma que depuis le travail (exemplaire) de Laura Mulvey (1975, et en réédition finale, 2009). Avec son article de base, Visual Pleasure and Narrative Cinema, on voit bien que Mulvey veut déconstruire le cinéma narratif hollywoodien, pour qui le récit ne peut embrayer réellement qu’avec des gestes concrets, d’action, menés par des hommes. La femme peut permettre, au mieux, des moments de pause dans le récit. Elle demeure objet, objet du regard (et de l’action) des hommes.  Comment appliquer ce genre de regard critique sur une production d’animation à une époque où, d’une part les femmes sont peu nombreuses en animation, et d’autre part où on trouve donc peu de films qui peuvent susciter ce genre d’analyse. Le défi est de taille; mais l’auteure s’y connait. Elle-même a travaillé et fait du cinéma d’animation à l’ONF. Elle y ajoute son regard de critique et d’historienne. Même si les grilles critiques peuvent nous échapper, l’auteure ici nous aide à découvrir, en filigrane, des dessous de l’art cinématographique d’animation.

Pour mieux saisir le point de vue féministe de Marie-Josée Saint-Pierre, il importe de lire attentivement l’introduction générale à son ouvrage. Elle reconnait, dès le début, que la grille féministe ne peut être unique : « les féminismes sont multiples ». Elle va pourtant foncer, tête baissée, dans le concept d’ « androcentré » : ce néologisme vise à décrire à une situation de méconnaissance du travail des femmes par une « mémoire sélective »; cette mémoire étant, il va de soi, fondée uniquement sur le point de vue masculin. Lorsque Marie-Josée en arrive à parler de la situation spécifique de l’ONF elle constate qu’il y règne une sorte de « féminisme libéral ». Et que l’ONF « encourage la production d’un discours personnel qui laisse les animatrices s’aventurer dans un territoire critique et créatif ». On doit en conclure que l’ONF a tout de même permis à des femmes cinéastes, et compte tenu de l’époque (1939-1989), de s’exprimer. L’auteure utilise ensuite le concept de « sujet transversal » pour caractériser le travail des femmes d’animation de l’époque. Marie-Josée va donc chercher, défendre, et décrire, des films qui font la promotion de la femme en tant que Sujet (et non plus d’objet). L’auteure est cependant bien consciente que le corpus de films d’animation par femmes francophones est très limité. Ce pourquoi elle trouvera davantage de bons exemples d’un cinéma féminin revendicateur du côté des cinéastes anglophones.

A Token Gesture

Parmi les découvertes de Marie-Josée Sainte-Marie dans le répertoire anglophone du cinéma d’animation de l’ONF il y a, en particulier, celui du court A Token Gesture; elle va consacrer au moins 25 pages à ce film, quitte à conclure qu’il « n’est pas assez radical ». D’ailleurs elle avait consacré une thèse à ce film (UQAM, 2021). Ce film est de 1975; produit par Don Arioli et Wolf Koenig est réalisé par Micheline Lanctôt (que l’on va connaître davantage comme actrice et réalisatrice). Dans ce film, Micheline Lanctôt, dissèque avec humour les stéréotypes trop construits de notre société. Plus précisément elle s’attaque à la disparité de traitements (salaires et autres) entre les femmes et les hommes; et on sait que ce point de vue est encore pertinent aujourd’hui. Dans le livre, le chapitre important, du point de vue féministe de Marie-Josée Saint-Pierre est intitulé « Des films travaillés par la pensée féministe ». C’est alors qu’elle se tourne vers d’autres films anglophones, comme Petit Bonheur (Clorinda Warny, 1972), The Spring and Fall of Nina Polansky (Hutton et Roy, 1974). Puis, elle trouve, en 1989, un film exemplaire : Illuminated Lives : A Brief History of Women’s Work in the Middle Ages (Ellen Besen; ce film est disponible gratuitement sur le site de l’ONF). Effectivement, avec sa dimension historique, c’est un travail graphique exemplaire (pour reproduire des œuvres du Moyen-Âge) qui dépeint une situation d’exploitation, de presque esclavage, de la femme, avec cependant une perspective qui laisse croire que tout cela peut, va, évoluer pour le mieux.

En conclusion, il faut bien se rappeler que Marie-Josée Saint-Pierre veut faire valoir son point de vue féministe de deux façons : d’une part, par une reconnaissance, à leur juste valeur, du travail des femmes qui ont fait du cinéma d’animation à l’ONF de la première période de l’ONF. Elle nous apprend à regarder quelques œuvres comme témoignages des luttes et de l’émancipation des femmes. Il sera donc question, aussi bien d’Histoire, que de contenu et de style des films faits par des femmes; le tout, il faut bien le rappeler, dans un cadre historique précis, 1939-1989. Durant cette période, on trouvera surtout de nombreuses cinéastes femmes qui existent en fonction d’un homme; le cas le plus célèbre est celui d’Evelyn Lambart, connue comme l’assistante de Norman McLaren. Marie-Josée parle aussi en bien, pour la période pré-1979, de Francine Desbiens et de Viviane Elnécavé. Pour la période contemporaine on peut imaginer que Marie-Josée Saint-Pierre s’attarderait sur les films d’une Michèle Cournoyer ou d’une Martine Chartrand.

Illuminated Lives: A Brief History of Women’s Work in the Middle Ages

En fin d’ouvrage, on retrouve des sections documentaires complémentaires, fort utiles pour qui voudrait prolonger la recherche : une Filmographie (incluant une liste de films réalisés par des femmes à l’ONF, 1939-1989); une Bibliographie (j’aurais ajouté le livre de Jean-Marie Lanlo et Céline Gobert Le cinéma au féminin et le Alice Guy de Catel et Bocquet (2021), et, puisque ce livre se réfère souvent à la censure, il faudrait nommer l’ouvrage exemplaire d’Yves Lever Anastasie ou La censure du cinéma au Québec; il y a, de plus, une section Archives (genre procès-verbaux des Comités de programmation).

Marie-Josée Saint-Pierre
Femmes et cinéma d’animation :
Un corpus féministe à l’Office
national du film, 1939-1989
Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2022
238 pages
[ Illustré ]
ISBN : 978-2-7606-4577-6
Prix suggéré : 37,95 $

ÉTOILES FILANTES
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