Le cinéma dans l’œil du collectionneur

RECENSION.
[ Cinéma ]

★★★ ½

Pour

y voir clair

dans une

certaine forme

de passion

texte
Pierre Pageau

Voilà bien un ouvrage qui m’a interpelé; et je vais croire que ce sera aussi vrai pour d’autres lecteurs. Dans la mesure où les auteurs ce livre sont, comme moi, des collectionneurs.

En effet, pour moi aussi, comme pour les auteurs de l’édifiant Le cinéma dans l’œil du collectionneur, une grande partie de ma vie a été consacrée à « collectionner ». Et toutes les fois que j’ai assisté à des Salons de collectionneurs (pour cartes postales, films, ou divers items) j’ai pu constater que « les collectionneurs » nous formions une sorte de grande confrérie. Nous sommes tous des maniaques. On peut en effet consacrer énormément de temps, d’énergie, et d’argent, pour satisfaire cette passion, un peu secrète et un peu délinquante. Nous sommes donc tous des « monstres ». Mais des monstres gentils, sympathiques. On ne veut rien détruire, bien au contraire, on veut préserver et faire découvrir.

En 16 chapitres, et trois annexes, l’ouvrage nous fait connaître, voir, ressentir, la passion de diverses personnes pour la collection, celle du cinéma. Question : comment collectionner lorsqu’on parle de cinéma? Il y a plusieurs facettes, façons, de concrétiser sa passion pour cet art. Pour moi cela est passé d’abord par la ciné-philatélie. En effet un jour que je retournais visiter ma grande collection de philatélie de mon adolescence, j’ai découvert qu’il y avait, par exemple en France, des timbres sur les Frères Lumière, sur Méliès, sur Gérard Philippe, etc. Aux États-Unis on pouvait y trouver aussi bien D.W. Griffith que Walt Disney ou Buster Keaton. On découvre ensuite que de nombreux pays ne se contentent pas d’émettre des timbres-poste mais aussi des Pli Premier Jour (de grandes enveloppes) avec toujours un caractère thématique; comme pour les salles de cinéma en URSS, ou pour un hommage à Bergman en Suède, ou pour le Néo-réalisme en Italie.

Il y a des Plis Premier Jour pour tous les pays, certains plus rares, comme ceux de la période nazie (non pas pour Le juif Suss, mais pour des comédies musicales avec grands moyens et vedettes); un autre rare que j’ai pour une comédie musicale présenté à Cuba durant le régime Batista (carte super richement dessinée et on peut imaginer que cela pouvait inspirer Fidel ou le Che à faire la révolution). Une pièce rare aussi : le timbre-poste qui montre le pavillon Phono-Cinéma-Théâtre de l’Exposition universelle de Paris 1900. En 1995, pour le centième anniversaire de la naissance du cinéma, pratiquement tous les pays au monde ont émis des timbres-poste pour honorer leur cinématographie; même le Québec/Canada l’a fait.

Mine de rien, je me suis retrouvé avec une des grandes collections de ciné-philatélie à l’échelle mondiale. J’ai poursuivi cet élan de collectionneur avec des cartes postales, qui allaient montrer des salles de cinéma au Québec (en fait, partout dans le monde, mais principalement au Québec). C’est avec cette collection que j’ai pu illustrer un ouvrage sur les salles de cinéma au Québec (publié en 2009, GID éditeur : Les salles de cinéma au Québec, 1896-2008).

Film Before Film

Avec les cartes postales on peut aussi s’intéresser à des créateurs spécifiques, je l’ai fait pour Chaplin ou pour Mack Sennett. Sennett, né Michael Sinnott, dans les Cantons de l’Est, en 1880, offre une matière riche, parce qu’il manigancé un stratagème publicitaire très efficace qui consiste à avoir avec lui, lors de lancements de ses films, des « Bathing Beauties » (donc, des jeunes filles en costume de bain assez affriolants pour l’Amérique pudibonde). Je dois bien posséder une centaine de ces cartes postales, presque toujours bien identifiées avec le nom de la Bathing Beauty et le nom du producteur Sennett.  J’ai aussi une grande quantité de « cigarette cards » : avec l’achat d’un paquet de cigarettes on trouvait des cartes des vedettes de cinéma de l’époque. Ce qui permet de constater que les grandes vedettes du moment ne sont pas nécessairement celles dont on parle encore aujourd’hui. De mon expérience je retiendrais aussi que de travailler avec un corpus fini présente plus d’intérêt. Ainsi, des philatélistes veulent posséder tous les timbres pour Terre-Neuve (ancien pays devenu province du Canada) ou pour l’Allemagne de l’Est. On peut vouloir retracer tous les praxinoscopes possibles ou même rêver de Théâtres Optique. De nombreux collectionneurs s’intéressent à ce qui ne semble plus pertinents, modernes, comme les VHS ou les vinyles d’origines.

Dans un chapitre, le cinéaste Ernie Gehr parle de cela, s’intéresser à des artefacts d’un autre temps : des silhouettes découpées sur de larges feuille de papier semi-transparent. Gehr est donc un « cinéaste collectionneur » qui va faire de ses collections l’objet de certains de ses films. L’article qui lui est consacré identifie plusieurs de ses films, comme Serene Velocity, Street Scenes ou une installation vidéo comme Carnival of Shadows. Je ne connais pas ces films, mais j’ai imaginé qu’ils pouvaient avoir un air de parenté avec un film que je connais bien, et dont j’ai présenté de larges extraits à mes élèves : Film Before Film de Werner Nekes (1987). Donc, la fascination et l’intérêt pour des procédés du pré-cinéma peuvent mener à la création d’œuvres très contemporaines.

Serene Velocity

D’ailleurs, il y a un chapitre que l’on peut lire comme étant connexe : « Les collections curieuses entre images animées et cabinet des curiosités. Rencontre autour de la transformation continue » (un article de Frédéric Tabet). À la fin de son article, Tabet décrit et valorise « … les artistes du XXe siècle qui chercheront à émuler ces effets cinématographiques, sinon à les adapter dans leurs représentations (…) La transformation continuée se constituera en paradigme de la modernité ». Ce texte va bien dans le sens du grand questionnement du livre, sur les liens, le dialogue, entre l’Histoire du cinéma comme tel et le travail des collectionneurs « de l’ombre ». Dans cet ouvrage on trouve un texte sur la collection d’appareils de projection de François Lemai, par ailleurs bien connu.

L’auteur du texte, Jean-Pierre Sirois-Trahan, parle alors de « collection de recherche ». Ce concept peut s’appliquer pour d’autres textes, mais il trouve ici une pleine expression. Et, selon mon expérience personnelle, tout collectionneur est un chercheur. En effet il lui faut bien du temps, de nombreuses rencontres, de nombreux salon des collectionneurs, pour …. enfin!! trouver la (ou les) pièce(s) qu’il veut. Un vrai collectionneur est un persévérant.

Lotte Eisner (1896-1983), bien connue comme l’auteure de L’Écran démoniaque, ouvrage exceptionnel sur l’expressionnisme allemand, a aussi été collectionneuse pour la Cinémathèque française. Bien que cette institution soit associée principalement au nom d’Henri Langlois, il est certain, selon un article de l’ouvrage, que c’est la passion d’Eisner pour la collection qui a servi de base aux artefacts du célèbre Musée de la cinémathèque française. Bien que juive exilée de son Allemagne natale, elle voudra, en particulier, chercher, retrouver et conserver des éléments du Berlin cinématographique de son adolescence.

[…] pour y voir clair dans le domaine des collections en cinéma, cet ouvrage devrait vous combler.

Pour bien prolonger la lecture de cet ouvrage et, d’une certaine façon, pour trouver un texte conclusif, je vous recommande la discussion entre Maurice Gianat et Laurent Mannoni (Directeur scientifique du patrimoine à la Cinémathèque française) : « La vie sociale des machines ». Ici, en 25 pages, on rencontre aussi bien l’amateur de vieux appareils que le passionné des faits précis. Donc la rencontre entre un collectionneur « amateur », dans « l’ombre » mais sérieux, et un Directeur scientifique (tout autant passionné par le besoin de collectionner). Il y a des illustrations dans tous les chapitres, mais c’est celui sur Georges Méliès « Rapatrier l’œuvre de Georges Méliès – La collection de Madeleine Malthête-Méliès » (texte de Anne-Marie Malthête-Quévrain) qui en contient le plus, et avec raison, avec pertinence.

Bref, pour y voir clair dans le domaine des collections en cinéma, cet ouvrage devrait vous combler.

Le cinéma dans l’œil du collectionneur
Sous la direction de André Habib

Louis Pelletier, Jean-Pierre Sirois-Trahan.
Assistés de Charlotte Brady-Savignac
(Cinéma et technologie)
Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2023
344 pages
[ Illustré ]
ISBN : 978-2-7606-4777-0
Prix suggéré : 34,95 $

ÉTOILES FILANTES
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½ [ Entre-deux-cotes ]