Le mal canadien
(Première partie)

En souvenir d’un collègue d’Histoire
de Washington en 1995

 

L’acculturation

linguistique

des

Canadiens

de

Montcalm à Claude Jutra

ou

Pour une psychanalyse de

notre inconscient collectif

texte
Mario Patry

« (…) l’Histoire n’est jamais écrite à l’avance,
que pour mince que soit la frange sur laquelle
nous pouvons espérer peser, si fragile soit-elle,
elle est toujours suffisante pour infléchir le destin. »1
(Pierre Chaunu, Histoire et décadence)

« La façon la plus perfide de nuire à une cause,
c’est de la défendre intentionnellement
avec de mauvaises raisons. »2
(Friedrich Nietzsche, Le gai savoir)

« Poser le problème de la qualité de la colonisation,
c’est poser un faux problème. C’est la masse
de la colonisation qui compte. »3
(Guy Frégault, Le XVIIIe siècle Canadien : Études)

« Tout ce qui est important survit dans la mémoire,
même le crime, alors que la médiocrité
tombe inévitablement dans l’oubli. »4
(Hans-Jürgen Greif, Habiter la littérature)

« Demandez et l’on vous donnera; cherchez
et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira.
Car quiconque demande reçoit;
qui cherche trouve; et à qui frappe on ouvrira. »5
(Saint-Matthieu, Bible de Jérusalem)

Marquis de Montcalm.
Crédit : Archives personnelles de l’auteur.

D‘abord, qu’il me soit permis d’offrir quelques précisions préliminaires sur ce titre énigmatique et présomptueux.6 Son origine s’inscrit dans la lignée généalogique du Mal Français d’Alain Peyrefitte (Paris : Alain Peyrefitte et Librairie Plon, 1976) et celui du Mal Américain de Michel Crozier (Paris : Librairie Arthème, Fayard, 1981). Bien sûr, je n’ai rien inventé, puisqu’il existe un précédent avec Le mal canadien d’André Burelle (Montréal : Fides, 1995) dont le sujet me semble malheureusement appartenir à un débat sur le nationalisme versus le fédéralisme, qui m’apparaît suranné, d’une époque révolue. L’essentiel se situe désormais ailleurs, j’en ai bien peur, au risque de heurter quelques sensibilités. Pourquoi cette double et «obscure» référence à Montcalm et à Claude Jutra? Eh bien, il faut prendre en considération que «l’apologie de l’oraison funèbre» du déclin et de la perdition du français remonte à la conquête britannique, qui constitue le tournant majeur et le moment historique le plus «traumatisant» et le plus controversé (voir supra) de l’Histoire des Canadiens, mot dont j’entends ici au sens «historique» du terme (voir supra). Et il m’a semblé pertinent d’éclaircir la question deux siècles plus tard, durant la «Révolution tranquille», période où s’accélère le processus de re-culturation du Canada français, après une «longue nuit silencieuse», la «grande noirceur», pendant laquelle le Québec fut véritablement perdu dans un «splendide isolement» par rapport à la mère-patrie originale, la France.

Le choix des deux protagonistes mis en vedette, des deux personnages historiques, soit le marquis de Montcalm et le cinéaste Claude Jutra, s’avère à mes yeux relativement simple et lucide; il s’agit de deux «grands indésirables» de notre mémoire collective qui ont été tous deux déchus de leur piédestal, de leur statut de «héros national» pour sombrer littéralement dans l’opprobre public, d’une façon cavalière et impitoyable après un procès d’intention larvé et expéditif – voir les travaux importants de Guy Frégault dans La Guerre de la Conquête : 1754-1760 (Montréal : Fides, 1955, 1966, 1971, 1975; Prix David en 1959), et de Yves Lever dans sa biographie consacrée à Claude Jutra (2016) où il soulève la question délicate de la pédophilie du réalisateur qui a provoqué le plus gros scandale du Cinéma Québécois, exprimant le mieux le malaise toxique qui règne dans notre société profondément malade, la «Belle Province», d’une façon complète, définitive et irréversible, me semble-t-il… Hélas!

Je souhaite, en préambule, raconter une petite anecdote personnelle, alors qu’en août 1995, je participais à titre de consultant en Histoire pour Cité-Amérique sur la télésérie en 11 épisodes d’une heure sur «Marguerite Volant»7, dont le scénario ne valait pas grand-chose selon moi, à mon humble avis, puisqu’il n’y a jamais eu de manoir seigneurial au Canada sous le Régime Français, les seigneurs préférant vivre et résider dans la capitale et cité de Québec (port maritime), la ville de Montréal (port fluvial) ou la bourgade routière des Trois-Rivières, je fis la rencontre inopinée et inespérée d’un touriste américain à partir de ma ville natale (en direction de la métropole), Drummondville, qui s’avérait en même temps un Historien d’une Université de Washington, totalement éberlué par la simple existence d’un peuple francophone perdu en Amérique du Nord en plein XXe siècle. Avec mon anglais de 3 000 mots pendant une heure, durant le trajet et à force de graphiques et de tableaux statistiques comparatifs, je lui ai expliqué la «banalité» de la pérennité d’une aire francophone dans le sous-continent laurentien (sur le cours moyen et inférieur du Saint-Laurent, principale porte d’entrée et voie maritime en Amérique du Nord) ayant été pendant deux siècles et demi, une province française d’outre-mer. C’est un peu à lui que j’ai pensé en préparant cet article et à qui je souhaite le dédicacer!

Il faut dire, d’emblée, qu’un projet de recherche est toujours trop large (et trop ambitieux) et que le thème que nous abordons déborde largement le cadre d’un article de 30 feuillets (nombre qui nous est traditionnellement imparti dans cette tribune) et qu’il pourra faire l’objet d’une étude plus importante afin de rendre justice à une question cruciale qui touche le phénomène de l’évolution des mentalités et qui concerne l’histoire sociale et la longue durée. Nous devons préciser quelques mots et concepts.

Le phénomène de l’acculturation touche à celui, plus large, de «culture». Si nous y réfléchissons bien, ce concept n’est pas aussi facile à définir qu’il n’y paraît à première vue. Il suffit de mentionner, par exemple, que deux sociologues américains, Alfred Kroeber et Clyde Kluckholm, avaient compulsé, en 1952, pas moins de 164 définitions du mot «culture», dans Culture: A Critical Review of Concepts and Definitions. Or, je suis historien de formation et non pas «sociologue» ni «anthropologue». De ce fait, j’avoue ne pas avoir toute la compétence et la crédibilité pour discuter sérieusement d’une question aussi délicate et ambitieuse. Je vais donc circonscrire mon étude, pour ce trop bref article, à la non moins délicate question de la langue au Québec, depuis la Conquête jusqu’à Mon oncle Antoine (12 novembre 1971, Toronto), même si je ne suis pas davantage «linguiste», et ce, pour deux bonnes raisons : la première, c’est que nous devons à tout prix nous préserver du travers trop souvent répandu qui consiste à ne recenser que les clichés et les lieux communs qui parcourent les écrits de ceux qui abordent habituellement la Révolution tranquille, dont l’épithète en elle-même m’apparaît trompeuse et fallacieuse. Il suggère, en effet, que les Québécois, après deux siècles d’immobilisme social et politique, auraient finalement réussi à surmonter leur «voluptueuse torpeur» et à s’engager dans une période de «rattrapage» pour amorcer une véritable évolution. Ce qui est, aux yeux de l’historien contemporain, éminemment discutable, surtout à la lumière de «l’involution» politique récente du Québec, qui, il faut bien l’admettre, jette un éclairage assez contradictoire et révisionniste sur la dite «Révolution tranquille», Il faut, en effet, faire cette nuance que la Révolution tranquille, sur le plan politique, selon les historiens, ne désigne que le double mandat de Jean Lesage (1960-1966), alors que, sur le plan culturel, elle désigne la période s’étendant jusqu’à l’élection du premier gouvernement souverainiste du Parti québécois, fondé le 14 octobre 1968 et élu le 15 novembre 1976 par René Lévesque.

J’en veux pour preuve le titre du dernier livre publié à titre posthume par Léon Dion7, éminent politologue de l’Université Laval que je tiens pour l’un des plus importants intellectuels québécois du XXe siècle, La Révolution déroutée, 1960-1976 (Montréal : Les Éditions du Boréal, 1998). La seconde raison, et non la moindre, c’est que la langue française au Québec a été et continue d’être un objet d’observation et de réflexion depuis le Régime français, et donc, elle est fort bien documentée. En outre, elle touche à un grand nombre d’aspects de la culture, comme le conte, le théâtre, le cinéma, la télévision, la littérature, la chanson traditionnelle et populaire, l’enseignement, la vie quotidienne… Bref, on ne peut sérieusement prétendre aborder d’autres aspects de la culture tout aussi importants et intéressants, sans aborder au préalable le «mur» de l’épineuse question de la langue écrite et parlée. Je m’excuse pour ce long préambule, mais il était nécessaire, afin de bien circonscrire la limite de notre objet d’étude et de notre réflexion, de déterminer le cadre épistémologique de notre sujet. Puisque l’acculturation est l’antichambre de l’assimilation, nous devons être bien conscients de l’évolution historique dans laquelle le peuple québécois est engagé. Nous parlons de «peuple québécois» et même de «nation québécoise» depuis seulement le milieu des années 1960, dont le statut officiel fut reconnu par une motion à la Chambre des Communes seulement le 22 novembre 2006, car le concept tout aussi trompeur et réducteur de «Canadien-français» ne date seulement que de l’époque de la pendaison de Louis-Riel, le 15 novembre 1885. Cela découle de l’expression anglaise de French-Canadian qui date de 1830 environ. Parler de «Canadiens-français» avant cette date trahit un anachronisme inapproprié et tendancieux, pour ne pas dire péjoratif.

Du point de vue historique, un Canadien est simplement un Français qui est né au Canada (comme un Américain est un Britannique qui est né en Amérique), et donc, c’est quelqu’un qui parle nécessairement français. Il se distingue des Canadiens-anglais qui, eux, sont d’origine britannique, des loyalistes américains et des immigrants étrangers qui se nomment eux-mêmes «Canadians». Malgré un préjugé répandu par les propagandistes fédéralistes de l’époque de John A. MacDonald (mais dispensé seulement au Canada-français), il n’y a pas «deux peuples fondateurs» au Canada, mais un seul!, puisque les Britanniques sont issus d’une nation multiethnique, la Grande-Bretagne, qui se compose d’Anglais, d’Écossais, d’Irlandais, de Gallois, et des Bretons des Cornouailles (Cornwall) et de l’île de Man, et sont tributaires de l’immigration américaine (qui comporte d’importantes communautés allemandes, néerlandaises et suédoises, juifs Sépharades13, huguenots français!, etc., voir supra) et européenne; ils n’ont donc pas une langue commune, comme c’est le cas des Canadiens en 1760. L’anglais n’est pas, pour eux, une langue «nationale», mais plutôt une langue d’intégration. Il m’apparaît convenable de citer en référence cette réflexion étonnante de l’historien Guy Frégault, qui notait dans son livre Le XVIIIe siècle canadien : Études, «Il serait plutôt naturel de croire que, si les Canadiens sont des Français devenus peu à peu différents de la métropole, c’est malgré eux : normalement, personne ne s’applique à cultiver des airs provinciaux, c’est-à-dire quelque peu ridicules. Quand Montcalm écrit que, chez les Péan, à Québec, on vit «à la mode de Paris», il ne les accuse pas de snobisme; il leur décerne un éloge » (Op. cit., p. 367).

Cette pensée m’apparaît étonnante, parce qu’elle contredit l’affirmation répandue (et incongrue) selon laquelle l’accent des Canadiens était conforme à celui de Paris. Franquet (après le père Charlevoix), en 1752, soutient que les Canadiens parlent «un français épuré, (et) n’ont pas le moindre accent (…).10  Bougainville, qui était en 1756 le premier aide de camp du Marquis de Montcalm, remarque avec plus de nuance que, «(…) malgré ce défaut d’éducation, les Canadiens ont de l’esprit naturellement, ils parlent avec aisance, ils ne savent pas écrire, leur accent est aussi bon qu’à Paris, leur diction est remplie de phrases vicieuses empruntées de la langue des Sauvages (sic!) ou des termes de la marine appliqués dans le style ordinaire.»11 On pourrait citer le premier historien du Canada, le père jésuite François-Xavier Charlevoix, qui publia son Histoire et description générale de la Nouvelle-France le 15 octobre 1743 en trois tomes (Ottawa : Éditions de l’Élysée, 1976), qui écrivait ceci d’élogieux en 1721, «Les Canadiens, c’est-à-dire, les Créoles du Canada, respirent en naissant un air de liberté, qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie, & nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre Langue. On ne remarque même ici aucun Accent» (tome 3, page 79), et de nombreux autres commentaires du genre relatifs à la qualité de la langue des Canadiens à la fin du Régime français, avec une réserve au sujet du vocabulaire relatif à la marine et au contact avec les Autochtones. Ce qui est assez normal, puisque les habitants sont tous issus de colons ayant traversé l’Atlantique sur des vaisseaux affrétés par le Roy. Il faut préciser, toutefois, que ces colons ont émigré essentiellement entre 1634 et 1673, les autres s’étant intégrés à une population «accoutumée» et ayant vécu  «le choc des patois»12 dans le troisième quart du XVIIe siècle, alors que les Canadiens nés au pays devinrent majoritaires.

Avec la mort de Maurice Le Noblet Duplessis, le 7 septembre 1959, deux siècles, presque jour pour jour, après la capitulation de la cité de Québec (le 18 septembre 1759), commence la période que les historiens canadiens-français ont nommée, fort arbitrairement, «la Révolution tranquille», car elle ne fut ni «révolutionnaire» ni si tranquille, mais régressive et plutôt agitée.

La langue des Canadiens était vraisemblablement celle de Molière (1622-1673) ou celle du début du règne de Louis XIV, mais devait tout de même commencer à se différencier de celle des philosophes ou de celle de la  cour de Louis XV. En fait la première génération de Français à émigrer en Canada était née sous le règne d’Henri IV et de Louis XIII et formait 488 couples pour 3 035 habitants au 30 juin 1663 selon Marcel Trudel (La population du Canada en 1663. Montréal : Fides, 1973, p. 11). La Nouvelle-France a été, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’«Antiquité de l’Amérique» du Nord, et la conquête a précipité les Canadiens dans la création ou la fixation artificielle d’une  «Province Musée» (il y a toujours des Canadiens, mais il n’y a plus de Canada), puisque la langue écrite et parlée a poursuivi son évolution à Paris, après la Révolution française de 1789-1793. Dès lors, le français des Canadiens sera désormais perçu comme une langue «abâtardie», comme le reflet désuet et suranné de l’ancienne France, la France de l’Ancien Régime. Il aura fallu une seule génération pour que la langue des Canadiens soit perçue comme appartenant au «folklore»; une génération!

Avec la mort de Maurice Le Noblet Duplessis, le 7 septembre 1959, deux siècles, presque jour pour jour, après la capitulation de la cité de Québec (le 18 septembre 1759), commence la période que les historiens canadiens-français ont nommée, fort arbitrairement, «la Révolution tranquille», car elle ne fut ni «révolutionnaire» ni si tranquille, mais régressive et plutôt agitée. La langue vernaculaire des Canadiens-français a été identifiée comme étant le «joual» par André Laurendeau, rédacteur en chef du quotidien Le Devoir, le 21 octobre 1959. On la décrit comme une façon abâtardie qu’ont les gens de prononcer le mot «cheval» dans les quartiers populaires de l’Est de l’île de Montréal et de la province depuis les années 1930. Dans tous les pays, dans toutes les langues et dans toutes les cultures, y compris dans la langue latine, différents niveaux de langage (et le bilinguisme!) ont coexisté. Les Romains cultivés et instruits se targuaient de parler grec couramment, Expedite loqui Graece. On distinguait, tout d’abord, le latin littéraire de la poésie (Oratio vincta), qui était de style oratoire et d’origine aristocratique, du latin de prose d’art (Oratio numerosa) et du latin de prose quotidienne (Oratio soluta). On distinguait, ensuite, le latin écrit de genre soutenu (ou dit «à la plume courante»), surtout employé dans la satire (Sermo pedestris), en référence aux soldats qui servaient à pied, et composé dans le feu de l’inspiration, de celui de l’histoire (Sermo cotidianum), qui est aussi celui du discours philosophique et de l’administration officielle. Puis, venait le latin parlé (latine loqui), puisque les citoyens de l’Empire pouvaient, eux, se targuer de parler latin s’ils vivaient dans les cités. Il y avait aussi le latin familier (Sermo cum vita), dit vulgaire, qui était la langue des quartiers populaires de Rome ou des petites cités, puis le latin relâché ou pérégrin (Sermo rustico) ou Stilo rusticani ou Lingua romana rustica ou et enfin le latin barbare, parlé par les non-latins (Lingua vernacula) au Nord du Limes de l’Empire, qui évoluera après le VIe siècle en Gaule (la Linguam Gallicum)13 pour devenir le francien, puis l’ancien français, puis le français moderne et, enfin, le français contemporain.

Il faut distinguer le loqueta, qui est une langue ou un idiome régional (patois), du «parler franc», qui est le fait de s’exprimer en français. Il y a aussi l’Elinguis, qui n’a pas de langue au sens figuré et constitue un style rustique qui manque d’éloquence. C’est un patois que pourrait utiliser, par exemple, quelqu’un qui reste muet ou qui ne se sert pas de sa langue. Pensons à quelqu’un qui lit couramment l’anglais (ou le français), mais qui ne le parle pas. À noter que de tout temps, même à Rome, à l’époque classique de César et de Cicéron, le latin littéraire fut une langue difficile. Mais cela n’est pas une raison pour le négliger ou renoncer à en faire l’apprentissage sur une base rudimentaire et rustique, tout comme le font des millions de locuteurs avec l’anglais.

Le « jobelin » était le jargon14 des gueux trompeurs au XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, ce terme fut remplacé par celui «d’argot», qu’il faut distinguer du  «brief langaige», qui est l’argot des prostituées de Paris pour tromper les policiers… et les clients! Genre : «Tu sors-tu?» Le «joual» n’est donc qu’un argot ou jargon québécois identifié dans les quartiers populaires de l’Est de l’île de Montréal et du Québec profond. C’est une forme de jobelin québécois, qui était la langue (ou l’argot) des maquignons (vendeurs de chevaux) et des « niais» (jobe) à Paris. Par contraste, l’on dira à propos de l’accent des Canadiens-français de la classe bourgeoise qui vivent à Outremont ou Notre-Dame-de-Grâce, qu’ils ne font que «fransquillonner», à l’exemple des Belges wallons de Bruxelles, qui imitent l’accent parisien. Mais, au nord du Nouveau-Brunswick, il y a aussi le «brayon». En Acadie, il y a aussi le «chiac» (qui dérive de Shediac), le «Fécampois», et il y a aussi le «chéticamp» pour les acadiens de Terre-Neuve, quoiqu’il ne s’agit pas d’acadiens. Tout le monde a entendu parler du «cadjun» qui désigne le dialecte des acadiens de la Louisiane, le «coonie» pour les acadiens du Texas, et aussi le «pidjin french» pour les esclaves noirs du Sud-Ouest des États-Unis, auxquels il faudrait rajouter enfin le Choyen, qui est le français du Middle West (par allusion au fort Chouagen ou Oswego) ou encore le Français Pow pow du Missouri ou l’on exploitait une mine de  plomb à la paroisse de Sainte-Geneviève vers 1726. Mais il diffère radicalement du «créole des Antilles» (celui d’Haïti, la Martinique et la Guadeloupe) qui est une langue hybride parlée par les esclaves d’origine africaine, au contact des maîtres blancs d’origine européenne.

Même en anglais, on distingue des accents. Tous ont entendu parler du Cockney, l’argot des banlieues de Londres, qui se différentie nettement du King’s English, l’anglais de la cour, the usual speech of the court. Qui est différent aussi du Billing’s gate, qui est le langage de chantier, équivalent du Poissard, ou argot du XVIIIe siècle des Halles de Paris. Il y a le Doric, qui est l’accent du terroir. Le Brogue, qui est l’accent de l’Irlande du Nord; les irlandais eux-mêmes sont d’origine celtique et ont leur propre langue (le gaélique) et possédaient même leur écriture, l’ogham, l’Erse, qui est l’accent des Highland, le Lalland qui est le parler vernaculaire de l’Écosse, et aussi le Lowland, qui est aussi une langue littéraire, comme l’américain (ou le québécois). Nous arrivons justement au Twang, qui est l’accent nasillard, mais distingué des américains, mais aussi, par extension, l’argot de l’Australie, qu’il faut distinguer du Slang, qui est l’argot des quartiers populaires des villes de l’Est des États- Unis, comme le Brooklyn à New-York, bref, l’argot des gangsters. Il faut reconnaître le Geechee, qui est l’accent des esclaves noirs du Sud des États-Unis. Moins connu, est le Yodling (en Arizona, au Colorado, Utah, Nevada), qui est l’accent du Far-West auquel l’on pourrait ajouter le Spanglish (au Nouveau-Mexique et en Californie), et le Texmex (au Texas), l’équivalent du «Franglais» (voir Supra) en France même,  au Québec ou en Ontario.

«Baragouiner l’anglais», pour un immigrant ou un colonial vivant au contact des britanniques se dit «to talk Brocken english». Charles Kay Ogden (1889-1957) a même consigné un dictionnaire de 850 mots de l’anglais de base à l’intention des débutants, Basic English et Basic Vocabulary en 1930. Mais il faut distinguer tous ses langages populaires du Cant ou argot de métier, qui est un langage conventionnel, comme celui du cinéma à Hollywood (California lingua) ou du spectacle à Broadway (Showbis lingo). Il y a enfin le Rock English, qui est l’accent de Gibraltar et l’Afrikans, qui est l’accent de l’Afrique du Sud (qui fut aussi colonisé par les Pays-Bas qui sont devenus les Boers), ou le néerlandais. Encore plus exotique, vous trouverez le Pidging English, qui est l’argot «petit nègre» de l’Asie du Sud-Est. Sans parler du Beach-la-mar, qui est un jargon anglais en usage dans l’Ouest du Pacifique qui dérive du portugais (bicho-do-mar :  «see worm»).

Le Pape désirait faire entrer l’Église catholique dans le Monde moderne, mais il ne pouvait prévoir les conséquences d’un tel Aggiornamento. Georges Brassens ne chantait-il pas : «Sans le latin, sans le latin, La messe nous emmerde»

Et rassurez-vous, le même processus de variation linguistique se retrouve à Rome, avec le Furbesco, un argot qui se distingue de l’Italien qui est, en fait, du Toscan, mais qu’il faut distinguer du Linguagio forense, qui est la langue du Palatin et du barreau. À Berlin, vous avez le Rotwelsh, qui est un argot de l’Allemand (Deutschlang). Il y a le Calao à Lisbonne pour le portugais, le ghos en arabe, le Zokugo à Tokyo au Japon, le Lunfardo en Argentine, le Papiamaento, qui est un créole des Antilles néerlandaises, le Nouchi dans la Côte d’Ivoire, le Sahib au Maghreb, et l’on pourrait prolonger presqu’à l’infini. Mais l’on peut conclure avec l’Euskara, ou Vascuence, qui est la langue du Pays Basque, et qui se distingue du Romance ou Castellano, l’espagnol de Madrid parlé dans la province de Castille, qui n’est pas la même langue que le Catalan de Barcelone … comme le Ramani qui est la langue des Tsiganes français, qui se disent «Rom», qui vient du croisement de l’indien et du Grec! Enfin, pour compléter ce trop bref tour d’horizon, tout le monde connaît le Yiddish, le dialecte ou langue des juifs ashkénazes issus de l’Europe de l’Est (Allemagne, Pologne et Ukraine). Moins connu, est le Ladino ou judéo-espagnol propre aux Sépharades – les descendants des juifs expulsés d’Espagne et du Portugal en 1492. Les Sépharades installés en Afrique du  Nord possédaient une langue spécifique, appelée Haketia, qui mêle sur une base castillane et andalouse, des mots issus de l’hébreu et de l’arabe.   Fascinant, non?

Même au Québec, il n’y a pas que le «joual », il y a aussi le Chaouin au Sud de la région trifluvienne, le Magoua à Trois-Rivières même. Et qui ne reconnaît pas l’accent des «bleuets» du Saguenay, déjà différent du Lac Saint-Jean, ou celui des «jarrets noirs», dans la (nouvelle) Beauce ? Et encore, il faut ajouter les quatre accents des Iles de-la-Madeleine et celui de la péninsule méridionale de la Gaspésie, qui sont d’origine acadienne. Il n’y a certes pas à avoir honte de son «accent», comme dit une publicité, pas plus que de son écriture à «la plume courante». La promotion du «joual», comme langue admise dans le théâtre ou le cinéma québécois n’a rien de si exceptionnel. Il s’agit là d’une conséquence indirecte (ou directe) du 21e Concile de Vatican II, alors que le latin cesse d’être reconnu comme langue liturgique. Il fut annoncé par la France par le Rituel bilingue, le 28 novembre 1947, puis à la messe, par paliers: les lectures (première ordonnance de l’Épiscopat français, le 16 février 1964), toute la messe (6e ordonnance, le 12 novembre 1969). Donc, la constitution conciliaire sur la liturgie, promulguée le 4 décembre 1963, reconnaissait «le latin comme la langue de l’Église romaine, mais ouvrait la liturgie aux diverses langues. Quinze ans plus tard, d’après les approbations romaines des livres liturgiques, on constatait que la liturgie était célébrée en 343 langues»15 différentes. Le Concile de Vatican II fut annoncé par Jean XXIII lors de l’indict du 25 janvier 1959, au Motu proprio, qui marque la phase préparatoire du 21e Concile œcuménique, qui débute le 11 octobre 1962, et sera poursuivi par Paul VI qui le conclu le 6 décembre 1967. Le Pape désirait faire entrer l’Église catholique dans le Monde moderne, mais il ne pouvait prévoir les conséquences d’un tel Aggiornamento.16 Georges Brassens ne chantait-il pas : «Sans le latin, sans le latin, La messe nous emmerde.»17

Deuxième partie prévue en octobre 2022.

 

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

1 Paris, Librairie Académique Perrin, 1982, p. 335.

2 «La Gaya Scienza», titre original : Die Fröhliche Wissenchaft. Paris : Éditions Gallimard, Collection Folio : Essai, 4 juin 1990, p. 171. Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski. Édition revue, corrigée et augmentée par Marc B. Launay. Première édition allemande, 1882, seconde édition, juin 1887.

3 Montréal : Éditions HMH. «Collection Constances», 1968, vol. 16., p. 352.

4 Le Devoir, samedi et dimanche 9 et 10 avril 2016, F4.

5  Bible de Jérusalem. Paris :, Éditions du Cerf, 1973, pour le texte. Éditions du Zodiaque, 24 mars 1978, pour les illustrations. Évangile selon Saint-Matthieu, partie 1, chapitre 7, versets 7-8.

6 Je tiens à préciser le mot de «présomptueux» qui dérive de celui de présomption (du latin, preasumptio, conjecture). «1. Opinion par laquelle on tient pour vrai, pour très vraisemblable, ce qui n’est que probable ; supposition jugement non fondé sur des preuves mais des indices.» Dictionnaire encyclopédique Larousse, Paris, 1994, volume 1, p. 820.

7 Le feuilleton a été vendu dans 50 pays et traduit dans plus de 15 langues, mais les co-scénaristes, Jacques Jacob (1947- ) et Monique H. Messier (1946-2014) n’ont plus retravaillé pour le cinéma ou pour la télévision.

8 Léon Dion est né le 9 octobre 1922 à Saint-Arsène de Rivière-du-Loup, et est mort accidentellement dans sa piscine le 20 août 1997, à Québec.

9 Le 22 août 1654, un groupe de 23 juifs sépharades s’installent à New Amsterdam, venu de Hollande en passant par le Brésil, à bord du navire français Santa-Catherina, fuyant Récif.  Ils seront 300 en 1750. Le 20 avril 1657, la Nouvelle-Amsterdam octroie la liberté de culte aux Juifs avec la création de la synagogue Zahal Zur Israel. Fondée le 20 mai 1624 par une trentaine de familles wallonnes, la petite bourgade New Amsterdam, reçoit sa charte municipale le 2 février 1653 et son autonomie administrative, devenant une véritable ville ou 34 langues différentes y sont parlées! Cf. Jaap Jacobs. The Colony of New Netherland: A Dutch Settlement in Seventeenth Century America (Ithaca, London: Cornell University Press, 2009), p. 198. L’auteur montréalais Joe King, pouvait écrire cette bourde étonnante en affirmant que «la première arrivée notable de Juifs en Amérique eut lieu en 1534 (sic!) lorsque 23 Juifs débarquèrent à la Nouvelle-Amsterdam, un comptoir colonial hollandais plus tard appelé New York». Voilà comment on écrit l’histoire au Québec! Les Juifs de Montréal : Trois siècles de parcours exceptionnels (Montréal : Les Éditions Carte Blanche, 2002, p. 4. Traduit de l’anglais par Pierre Anctil, From the Ghetto to the Main, the Story of Jews of Montreal.

10 Franquet, Mémoires pittoresques de la Nouvelle-France, voyages et mémoires (Montréal : Éditions Élysée, 1974, p. 57.)

11 Louis-Antoine de Bougainville. Écrits sur le Canada : Mémoires, journal, lettres, sous la direction de Roland Lamontagne (Québec : Les éditions du Pélican, 1993), p. 100.

12 Le lecteur curieux consultera avec profit le livre de Philippe Barbaud, Le choc des Patois en Nouvelle-France, essai sur l’histoire de la francisation au Canada, (Sillery : Presses de l’Université du Québec, 1984).

13 Le francien est un mélange de Thiois (thesticus) et de Diustic (le vieil allemand) parce que les immigrants d’origine francque s’installeront dans le Nord-est de la Gaule romaine. Dante (1265-1321), fut le premier auteur à voir les relations historiques entre le latin et l’ensemble des langues romanes dans De vulgari eloquentia, entre 1303 et 1305.

14 Jargon vient de «jar», ou argot des voleurs. Le «jar», ou langage des maquignons et des «niais» (jobe).

15 Encyclopédie Larousse, en 10 volumes (Paris : Larousse, 1982), p. 6126.

16 Mise à jour.

17 Georges Brassens a écrit cette chanson : «Tempête dans un bénitier» pour l’album Trompe-la-mort, son 14ième et dernier album à vie, disque microsillon 33 t., 30 cm., chez Phillips Record (9101092), décembre 1976.

© KinoCulture Montréal, ce dimanche 18 septembre 2022, jour commémorant l’anniversaire de la capitulation de la Cité de Québec et de la mort de Maurice Duplessis le 7 septembre 1959.