Le dessinateur

RECENSION
[ Roman ]

un texte de
Élie Castiel

★★★★ ½

Un véritable coup-de-poing, un récit passionnant entre l’intime et le collectif, entre le désir de (sur)vivre et la réalisation d’une possible finitude prématurée. Le point central : un peintre dans la quarantaine accusé d’avoir trahi l’idéologie politique soviétique est emprisonné dans un camp sibérien au cours de l’ère stalinienne. Le récit a lieu un peu avant la mort du dictateur.

Signes particuliers

néant

Sergio Kokis Lévesque éditeur)

Quant à Sergio Kokis, il s’agit d’un incontestable maître-conteur, digne observateur de la nature humaine dans toutes ses manifestations, avec un sens aiguisé de l’Histoire, une écriture aussi amoureuse que diabolique, assassine, fidèle aussi au roman classique, celui d’un certain âge d’or. Hugo et ses récits épiques ne sont pas loin, mais sous la plume de l’auteur québécois d’origine brésilienne, une autre formule, plus que tout, cinématographique sur tous les plans. Jamais récit ne fut aussi adaptable à l’écran, le Grand et non le virtuel. C’est mon « premier » Sergio Kokis et je me sens coupable de ne pas avoir lu auparavant ses écrits précédents.

Au-delà du récit sibérien d’Oleg S. Boulatov, le dessinateur en question, par-delà ses années en prison, ses petits privilèges qu’on ne peut se permettre de refuser, bien sûr, et occasionnés par sa profession peu commune, bien au-dessus de ses relations exceptionnelles qui lui ouvrent des portes, Le dessinateur est un regard sur l’artiste, sur ses motivations à poursuivre un chemin qui ne convient pas à la majorité des vivants. Entre le roman épique et la dialogue intellectuel, le récit de Kokis établit harmonieusement ces deux formes narratives, grâce notamment à des transitions claires, subtiles, renvoyant à un style d’écriture qu’on ne retrouve plus aujourd’hui, devenu trop personnel, nombriliste.

Lorsqu’il est dit que « … l’art de notre temps s’est depuis longtemps éloigné de son  rôle d’éveiller les consciences. Il est devenu soit de la propagande, soit de la simple décoration. Et l’artiste lucide reste confiné dans une immense solitude. (p. 348) », il y a là un double discours de la part de Kokis; d’une part, l’(anti)héros de cette histoire s’interroge sur sa présence dans le monde; de l’autre, l’auteur du Dessinateur fait face à son art, interrogeant possiblement un présent littéraire de plus en plus narcissique – j’ajouterais même que cela se reflète souvent dans un certain cinéma québécois contemporain, n’en déplaise à certains.

Dans Le dessinateur, à l’intérieur de ce monde infernal d’une prison dans un espace hivernal, il y a tout de même de la place pour les amours et les relations particulières – l’épisode-Sacha est un récit à lui-même – une surtout pour réfléchir, paradoxalement, sur ce qui élève et nous élève « La beauté réside dans l’harmonie entre le modèle et son simulacre… (p. 73) ». La relation intellectuellle qui unit Oleg au vieux professeur Strakhov demeure sans doute l’une des parties les plus éloquentes du récit car avant tout, elle annonce celle quasi incestueuse entre, toujours Oleg, et Sonia, la jeune secrétaire, elle aussi zek, article 58 comme lui (je vous laisse le soin de découvrir ce que ça signifie). En même temps, la jeune femme, de la classe ouvrière, va montrer jusqu’à quel point elle peut réfléchir sur le rôle de l’art et de l’artiste dans le monde. À sa façon, dans des mots de tous les jours, naturellement, instinctivement comme si la raison était une dimension offerte à tous et qui ne cherche qu’à se manifester au bon moment. Lorsque Oleg clame que « L’art doit avoir un sens moral avant tout, puisque nous n’avons plus de religion (p. 374) », il y a là un discours sur l’idéologie communiste et notamment sur ses ambiguïtés à double-sens.

Au-delà du récit sibérien d’Oleg S. Boulatov, le dessinateur en question, par-delà ses années en prison, ses petits privilèges qu’on ne peut se permettre de refuser, bien sûr, et occasionnés par sa profession peu commune, bien au-dessus de ses relations exceptionnelles qui lui ouvrent des portes, Le dessinateur est un regard sur l’artiste, sur ses motivations à poursuivre un chemin qui ne convient pas à la majorité des vivants.

Et sans doute l’une des plus controversée lorsque le même Oleg n’hésite pas à dire que « La populace a besoin d’apprendre l’ordre et le respect, J’en suis conscient. Mais j’ignore comment ils vont apprendre ces qualités si aussitôt en sortant de l’abrutissement de l’esclavage on leur donne la liberté totale et le droit de parole. L’ambiance dans les rues a plutôt l’air d’un désordre sans fin (p. 279) ». C’est une réflexion faite au début des années 50, en 1953, plus précisément. Et sa résonnance actuelle n’en est que plus frappante, voire même sidérante.

Deux parties dans ce roman, Le bagne et Le retour, chacune entrecoupée de séquences (comme au cinéma). La première est la dramatique chronique des années de plomb, vécues dans le camp de prisonniers. La seconde, le retour vers la femme aimée, Valentina, transformant Le dessinateur en un drame amoureux sur la rupture, conséquence de l’Histoire. Là, l’écriture kokisienne est plus personnelle, réunissant les formes du triangle amoureux, notamment dans la relation purement amicale d’Oleg avec Vassily, le nouvel amant de son ex-femme. Et soudain, comme par magie, ses interrogations sur l’art se poursuivent comme dans ses années en prison.

Entretemps, l’individu se sent parfois nu, désemparé, démuni de ses possibilités d’action et de décisions. La finitude, cette mort inévitable, donne à chacun son impitoyable verdict. Et dans le cas des artistes, la vie les situe dans une sorte de vide physique et existentiel. C’est sans doute ce qu’a voulu faire entendre un Sergio Kokis lucide, éclairé, un auteur d’une grande prestance intellectuelle. L’un des plus intéressants représentants de la mouvance littéraire québécoise contemporaine, et non pas un écrivain « migrant », même s’il est né ailleurs, tel que mentionné dans la présentation de l’auteur à la quatrième de couverture. Mais cela, c’est un détail.

Sergio Kokis
Le dessinateur
[ Coll. « Réverbération »]
Montréal : Lévesque éditeur, 2020
416 pages
[ Sans ill. ]
ISBN : 978-2-8976-3103-1
39.95 $

ÉTOILES FILANTES
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. Mauvais. 0 Nul.
½ [ Entre-deux-cotes ]